En Europe, lourde menace pour les plus pauvres
L'Europe se targue volontiers - bien à tort, souvent - de disposer d'un "modèle social" particulier. En ces temps où le capitalisme est devenu le système économique dominant sur la planète, l'Union européenne (UE) serait un peu à part : une zone où l'Etat-providence, plus développé qu'ailleurs, viendrait humaniser la loi du marché.
C'était l'idéal national des pays du Vieux Continent, qui sont à l'origine de l'intégration européenne, de l'Allemagne à l'Italie, en passant par la France et le Benelux. C'était le credo des partis sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates, qui, au sortir de la seconde guerre mondiale, ont voulu bâtir une Europe qui leur ressemblait.
A vrai dire, le cours nouveau pris par le capitalisme à la fin des années 1970 - devenu de plus en plus financier -, l'élargissement de l'Europe et la mondialisation ont singulièrement ébranlé cette ambition sociale originelle. Quel "modèle social" commun entre la Suède et la Roumanie ?
Mais l'idéal reste, inscrit dans les traités, et, ici et là, dans quelques réalisations qu'il faut préserver. L'une d'elles est menacée - gravement.
Son sort se joue mardi 20 à l'occasion de la réunion, à Bruxelles, d'un conseil des ministres de l'agriculture des Vingt-Sept. C'est une affaire qui intéresse les plus démunis des Européens, souvent les plus âgés aussi - ceux qui ne peuvent s'offrir au moins un repas chaud par jour.
De quoi s'agit-il ? De l'assistance financière d'un demi-milliard d'euros que l'UE apporte chaque année aux associations qui dispensent des repas aux plus pauvres des Européens.
Conçue par Jacques Delors, alors président de la Commission, cette aide a une double origine : d'une part, les stocks de surplus de la politique agricole commune (PAC) ; d'autre part, un apport direct des Etats.
Fort heureusement, la PAC a été réformée, ajustée aux besoins réels du marché, et n'est plus cette machine à produire des excédents financés par le contribuable. Mais la PAC dégageant de moins en moins de surplus, peut-on continuer à lui faire "payer" une partie importante du budget social de l'Union ?
Non, disent sept pays de l'UE, qui, emmenés par l'Allemagne, ont saisi la Cour de justice de l'Europe. En avril, celle-ci leur a donné raison. A juste titre sur le plan juridique et comptable. Mais de manière terrible pour les associations - Restos du coeur, Secours populaire, Croix-Rouge, banques alimentaires - chargées de l'aide alimentaire d'urgence.
Celles-ci servent treize millions de repas par jour en Europe. Avec la décision de la Cour, elles voient leurs ressources amputées des deux tiers. Les Etats ne vont pas financer la différence.
L'hiver approche. Treize millions de malheureux, mal chauffés, mal logés, mal nourris, doivent pouvoir compter sur l'Europe sociale. L'UE doit trouver, ailleurs que sur le budget de la PAC le moyen de continuer à financer cette aide alimentaire d'urgence. Sauf à renoncer à incarner un "modèle social".
Editorial du "Monde" | LEMONDE | 19.09.11