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 "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain

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boisvert
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MessageSujet: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeVen 2 Oct 2015 - 12:56

SAUVETAGE D'UN LIVRE RARE ET PRECIEUX



1. BRÈVE BIOGRAPHIE

Elle est née dans l'empire russe, à Rostov-sur-Don, dans une famille juive. Ses parents venaient de familles juives très pieuses et pratiquantes. Son père dirigeait un atelier de couture, sa mère accomplissait toutes sortes de tâches domestiques. Quand Raïssa a deux ans, sa famille s'installe à Marioupol, au bord de la mer d’Azov. Très tôt, elle manifeste une grande envie d'apprendre. A l’âge de 7 ans, elle est admise au lycée malgré les quotas très limités pour les juifs. Elle admire tout ce qui est lié à l'école et au savoir et réussit très bien ses études. Quand elle a dix ans, ses parents décident d’émigrer. Ils veulent assurer l’avenir de leurs deux filles, Raïssa et Vera, ce qui semble difficile en Russie à cause des discriminations antisémites. Le projet initial de leur père était d'aller jusqu'à New-York, mais un ami le persuada de s'établir à Paris. La famille émigre en France où Raïssa continue sa scolarité dans une école communale du Passage de la Bonne Graine. En 15 jours, elle réussit à apprendre le français suffisamment bien pour comprendre les leçons et être classée deuxième de la classe. Deux ans plus tard, elle change d’établissement et se prépare à entrer à l'université. Elle s'inscrit à la Faculté des Sciences de la Sorbonne, où elle rencontre Jacques Maritain qui était licencié en philosophie et préparait une licence ès sciences. Tous deux se sentent vides et désespérés. Ils apprécient la qualité de l'enseignement qu'ils reçoivent, mais les idées de leurs professeurs ne correspondent pas à leurs aspirations et à leurs questionnements les plus profonds.

" Nous décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance à l’inconnu ; nous allions faire crédit à l’existence, comme à une expérience à faire, dans l’espoir qu’à notre appel véhément le sens de la vie se dévoilerait, que de nouvelles valeurs se révéleraient si clairement qu’elles entraîneraient notre adhésion totale, et nous délivreraient du cauchemar d’un monde sinistre et inutile. Que si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le suicide ; le suicide avant que les années n’aient accumulé leur poussière, avant que nos jeunes forces ne soient usées. Nous voulions mourir par un libre refus s’il était impossible de vivre selon la vérité ".

En 1904, elle passe ses vacances dans un village du Loiret avec sa famille et Jacques Maritain. Les normes de l'hygiène n'étant pas respectées à l'auberge où ils logent, Raïssa souffre d'un mal de gorge. On diagnostique un phlegmon rétro-pharyngien, maladie qui fut à l'origine des problèmes de santé qu'elle éprouva jusqu'à la fin sa vie et qui l'empêcheront d'avoir une occupation régulière.

Les cours d'Henri Bergson au Collège de France, que Maritain et Raïssa commencent à fréquenter sur le conseil de leur grand ami, Charles Péguy, les aident à sortir de ce désespoir en leur permettant de pressentir l'existence de la vérité objective et une " possibilité même du travail métaphysique "

Quelque temps après leurs fiançailles en 1904, ils rencontrent Léon Bloy qui deviendra leur grand ami, et se convertissent au catholicisme. Leur baptême, ainsi que celui de sa sœur Véra, a lieu 11 juin 1906 à l’Église Saint-Jean de Montmartre, et Bloy devient leur parrain.

Jacques et Raïssa Maritain choisissent le Père Humbert Clérissac, dominicain, comme leur premier directeur spirituel. Ensuite, après la mort de celui-ci, un autre dominicain, le Père Garrigou-Lagrange, devient leur père spirituel et leur ami.

Raïssa et Jacques Maritain noueront une grande amitié avec Jean Bourgoint, cistercien qui ira soigner les lépreux. Ils ont laissé une correspondance très intéressante et Jean Bourgoin sera très affecté par la mort de Raïssa le 4 novembre 1960.


2. LE LIVRE ÉPUISÉ EN LIBRAIRIE ET QUE JE RECOPIE



"Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain



Introduction


New-York, 1940

6 juillet 1940 .-  Il n'y a plus pour mois d'avenir en ce monde. La vie est achevée pour moi, terminée par la catastrophe qui plonge la France dans le deuil, et le monde avec elle, du moins tout ce qui, en France et dans le monde est attaché aux valeurs humaines et divines de l'intelligence libre, de la liberté sage, de l'universelle charité.  De longtemps - peut-être jamais plus - nos yeux ne retrouveront notre France bien-aimée. Nous ne reverrons peut-être jamais en ce monde ceux qui nous sont les plus chers que tout au monde. Nous avons presque perdu l'espérance qui nous soutenait dans nos travaux, dans les souffrances de notre vie : l'espérance que la charité du Christ pouvait pénétrer et transformer ce monde.
Son Royaume
n'est pas de ce monde, dans quelle lumière resplendit cette vérité-là !  Et cependant, son commandement n'en est pas abrogé, d'aimer notre prochain comme nous-mêmes. Nous n'avons pas le droit d'oublier que nous nous devons toujours à nos frères. Et nous savons aussi qu'à travers toutes les catastrophes, l'écroulement des empires, les persécutions et le martyre, - le bien passe, le bien se fait, le bien demeure.  Mais ma vie à moi, ma vie très imparfaite arrive à cet âge adulte de l'âme qui n'est acquis qu'au prix de malheurs extraordinaires, personnels ou non : cet âge où rien ne reste plus de l'enfance, ni du bonheur de vivre.
Ma vie arrive à ce terme, beaucoup moins par les épreuves qui m'ont atteinte, moi seule, que par le malheur qui s'est abattu sur l'humanité toute entière, parce que la justice est en deuil, que les affligés ne sont pas, ne peuvent être consolés, que les persécutés ne sont pas secourus, que la vérité de Dieu n'est pas dite, et parce que, tout d'un coup, le monde est devenu si petit, si étroit pour l'esprit, par l'uniformité du mensonge qui y règne et presque seul fait entendre sa voix.
Au présent qui me reste, je ne me sens pas présente. Je tourne ma pensée vers le passé et vers l'avenir. Vers l'avenir caché en Dieu. Vers le passé que Dieu nous a fait : qu'il a comblé de tant de peines et de grâces - vers notre vie passée, vers nos amis.


18 juillet 1941. - Je relis maintenant les pages que j'ai écrites et qui concernent les années de nos premières découvertes dans la vie. C'est une étrange expérience que de se confier à la mémoire. Celle-ci nous tient plus que nous la tenons. Elle nous emporte dans son monde qui est la réalité même du mouvement de notre passé, et il nous faut bon gré mal gré lui obéir, refaire ces chemins du temps qui ne sont pas seulement fixés désormais d'une manière inéluctable, mais où toutes choses sont liées de telle sorte que n'importe quel moment requiert le passé entier qui l'a précédé.
Comment aurai-je pu parler de ceux qui me sont chers, de ces amitiés auxquelles avant tout ces souvenirs sont dédiés et d'une époque où tout, maintenant, même l'angoisse et la souffrance, m'apparaît en face du moment présent comme un paradis perdu, sans revivre en même temps ma propre vie où tout cela est pour moi inévitablement enveloppé. Nos amis font partie de notre vie, et notre vie explique nos amitiés. Il m'a donc fallu parler de nous, et même de moi, et même de mon enfance. On voudra bien comprendre que procéder autrement aurait rendu tout mon dessein impossible.




(A suivre)


Dernière édition par boisvert le Ven 9 Oct 2015 - 13:50, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 5 Oct 2015 - 10:28

Chapitre premier - Marioupol

Enfance

Mon premier souvenir date de ma toute petite enfance. J'ai un peu plus de deux ans et demi, ma petite soeur Véra va naître. Je ne le sais pas, naturellement. Mais je me vois debout contre les genoux de mon père qui est assis et qui pleure devant la porte fermée de la chambre de maman. Je me serre contre lui, je fais des efforts pour le consoler; mais on m'emmène chez mon amie Clara, la grande amie de mes premières années, et un peu après on vient m'annoncer que j'ai une petite soeur. Ainsi, la première image qui est restée dans ma mémoire est celle de mon père qui pleurait; la seconde est celle de mon désir de chasser sa peine. C'est peut-être à cause de cela que j'ai toujours eu pour mon père des sentiments de protection, et de compassion presque maternelle.

Cela se passait en Russie, à Marioupol, petite ville au bord de la mer d'Azof. Je sais par ma mère que nous venions de Rostov-sur-le-Don où je suis née et où habitait ses parents. Je leur étais extrêmement attachée surtout à mon grand-père. Je n'admettais que lui pour me bercer, méfiante, je tâtais la main au bord du berceau et si ce n'était pas sa main, je pleurais et disais : "Ni papa, ni maman, ni niania, ni grand-mère, Diedouchka seulement doit me bercer !" Lorsque quittant Rostov, nous primes le bateau pour Marioupol, où nous devions désormais habiter, j'avais à peine deux ans; cependant, je montrais un chagrin affreux, je pleurais et je demandais que le bateau "se retourne", "afin que nous soyons de nouveau avec grand-père et grand'mère".

Je tiens tout ceci de ma mère. Mes souvenirs personnels sont plus tardifs; ils datent des visites que nous faisions de temps en temps à mes grands-parents, allant par mer, puis par le Don, de Marioupol à Rostov. Dans ces trajets maritimes se trouvent les premières images que j'ai gardées de ce monde: les quais d'embarquement, les bateaux, la mer; et, sur le Don, ce pont qui faisait mon émerveillement parce qu'il s'ouvrait pour laisser entrer notre bateau dans Rostov.

(A suivre
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeMar 6 Oct 2015 - 13:47

   J'ai gardé de mon grand-père maternel le souvenir d'une bonté extrême et d'une douceur que, même à mes yeux d'enfants a toujours paru extraordinaire. Plus tard, beaucoup plus tard, j'ai sur par les récits de ma mère, j'ai compris de quelle source venaient cette bonté et cette douceur; elles venaient de sa haute piété, de sa piété de "Hassid", de cette mystique juive qui, a divers aspects, tantôt plus intellectuels, tantôt plus affectifs, mais qui chez mon grand-père devait beaucoup ressembler à celle de ce "Juif aux Psaumes" dont Schalom Ash parle si admirablement dans Salvation. La religion de mon grand-père était toute d'amour et de confiance, de joie et de charité. Chez ses parents, ma mère a appris le respect de la science divine et de l'étude qui lui est consacrée. Cependant, elle-même était peu instruite - il n'était pas d'usage, à l'époque, de faire étudier les femmes.
  Avant de venir à Rostov, son père habitait un gros village
de la région, avec sa nombreuse famille. Pendant qu'il étudiait à la synagogue, comme c'était l'usage, alors, des juifs pieux, sa femme s'occupait aux soins d'un temporel, à la vérité, très humble.
  C'était déjà, à l'époque de la petite enfance de ma mère, un vieux ménage, parce qu'on les avait mariés alors que mon grand-père n'avait que douze ans et ma grand'mère huit. Les juifs avaient trouvé ce moyen d'éviter que l'Etat russe ne leur prît leurs jeunes garçons pour en faire des soldats, comme cela se pratiquait à cette lointaine et naïve époque dont il m'est difficile de préciser la date.  Les jeunes mariés échappaient à cette servitude. Bien que ne changeant naturellement rien à leurs vies d'enfants, le mariage était religieusement célébré, on rasait la tête des petites épouses et on leur mettait une perruque selon les plus stricts rites juifs. Mais ma grand'mère n'hésitait pas à retirer sa perruque pour édifier des pâtés de sable.

   De la vie de ses parents, ma mère nous a souvent raconté bien des traits pittoresques et touchants, mais je n'en ai retenu qu'un petit nombre.  Leur hospitalité était proverbiale et, souvent, des voyageurs  attardés venaient frapper à leur porte au milieu de la nuit. Mon grand-père se levait en grande hâte, réveillait sa femme avec des transports de joie comme si Dieu lui-même était venu les visiter, et l'hôte inconnu était reçu aussi bien que le leur permettait leur médiocre fortune. Jamais ni lui ni sa femme n'auraient laissé accomplir par une domestique ces devoirs sacrés de l'hospitalité. Lorsqu'enfin réconforté et reposé, l'hôte désirait partir, mon grand-père tenait à le mettre lui-même sur la bonne voie, quelque heure qu'il fût.
   Une châtelaine des environs qui trouvait exagérée une telle charité chez un homme qui n'était pas riche, voulut le protéger contre lui-même et détourner de lui les visiteurs indiscrets. Aussi, à ceux qui s'arrêtaient chez elle, prenait-elle soin de dire que dans le village voisin, il ne fallait surtout pas frapper à la porte de Salomon, parce que c'était un homme méchant et avare qui les recevrait très mal. Quelques- uns pourtant, passaient outre à ses avis et devant l'accueil qui leur était fait, dévoilaient les stratagèmes inutiles de la dame trop bien intentionnée...
  Les paysans à qui il rendait tous les services en son pouvoir aimaient beaucoup mon grand-père et l'appelaient 'Salomon le Sage'. Ils lui donnèrent plusieurs fois la preuve de leur attachement en le prévenant quand des pogroms se préparaient. - "Notre petit père le Tsar le demande, nous devons obéir. Mais toi, reste dans ta maison avec les tiens".
   Les émeutiers qui passaient, la croix en tête, ne lui firent jamais le moindre mal, mais ils ne gardaient pas la même bénignité à l'égard des autres juifs. J'espère que sa sagesse lui a permis de ne pas accuser la religion chrétienne de ces méfaits barbares.  Ma mère, en tout cas, en était restée impressionnée jusque dans sa vieillesse, et cette image de la croix promenée pendant les pogroms, a longtemps retardé sa conversion.







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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 12 Oct 2015 - 12:08

    Mon autre grand-père, mon grand-père paternel, était venu habiter chez nous lorsque j'avais cinq ou six ans. Il était alors presque centenaire et il est mort près d'un autre de ses fils après notre départ pour la France, à l'âge de cent six ans, juste le double de l'âge que devait vivre mon père. Il avait eu onze ou douze fils dont mon père était le plus jeune. Je ne sais quelle avait été sa vie, mon père ne m'en a jamais parlé. Toujours est-il que dans sa grande et verte vieillesse, il a vécu comme un ascète. Il n'avait rien de la douceur du père de ma maman. Le souvenir que j'ai gardé de lui est celui d'un homme très grand, très sec et très sévère. Il nous étonnait tous par ses mortifications: il ne mangeait que du pain sec frotté d'oignon, ne buvait que de l'eau. Il dormais dans la cour à même le sol jusqu'à l'hiver; et alors, dans la maison, il ne consentait qu'à habiter que l'antichambre, où il dormait sur un coffre.  Je ne me souviens pas qu'il m'ait parlé, sauf pour me lire dans la Bible de merveilleuses histoires, comme celle de Joseph vendu par ses frères, et pour m'apprendre à lire l'hébreu. Il taillait alors une allumette pour désigner les caractères et mieux fixer sur eux mes regards discrets. Je crois que pendant ces leçons, la crainte habitait mon cœur et paralysait mon esprit. Et puis, tout cela était trop obscur pour moi.  Je réussissais mieux dans la lecture de la langue russe depuis que j'allais au lycée. Mais alors, j'avais déjà sept ans.
    Je reviens à des souvenirs plus anciens. J'ai cinq ans peut-être. Mes parents ont loué une salle de leur maison à une dame qui fait la classe à de jeunes enfants. J'y assiste parfois, en simple spectatrice, mais remplie d'étonnement et du désir des choses mystérieuses qu'on apprend là. J'entends répéter la table de multiplication, et bien que je ne me rende pas compte le moins du monde du contenu réel de ce que l'on dit, je pressens avec une émotions bouleversante qu'il y a là un enseignement et une science, une vérité à connaître, et mon coeur éclate du désir de savoir. Cette intuition dépasse de bien loin ce que je peux comprendre et que je n'arrive à exprimer que par ce cri naïf : "Oh, maman, quand est-ce que je saurai moi aussi que deux et deux font quatre !"
Je crois qu'une telle intuition est la force propulsive même, qui permet aux enfants d'apprendre et d'accueillir ce qui les dépasse. Il y a la une manifestation, bien avant "l'âge de raison", de la structure essentielle de l'intellect, caractère spécifique de l'âme humaine.


   Ma petite soeur a grandi. Depuis qu'elle sait parler, nous avons beaucoup parlé ensemble. C'est notre jeu. Un jeu qui occupe toute notre enfance. Nous imaginons qu'elle est ma petite mère, et que je suis son petit garçon qui habitons un monde tout autre que celui qu'habitent les hommes. C'est un monde où l'on ne pleure pas, où l'on n'est pas malade, où toute l'année poussent les fleurs et les fruits, où les enfants jouent avec les oiseaux et volent comme eux; où l'âge est fixé une fois pour toutes. Les mères ne vieillissent pas et les enfants ont toujours l'âge qu'ils avaient lorsqu'on est allé les chercher à la fontaine, c'est-à-dire qu'ils ont toujours "l'âge de leur naissance".  Ainsi, j'avais toujours deux ans. Nous vivions dans ce monde, tout le temps où nous pouvions jouer. Ce monde a grandi avec nous, d'une certaine manière.  - Lorsque nous fûmes assez grandes pour avoir une idée du bien et du mal, l'idée même du mal dut être exclue de notre monde. Nous devions nous surveiller pour ne pas prononcer les mots qui désignaient le mal, la méchanceté; ni même les mots qui, par contraste, pouvaient y faire penser.  Ainsi, il ne fallait pas dire "bien" pour ne pas avoir à penser "mal", ni bon pour ne pas risquer de penser "méchant". C'était un extraordinaire exercice pour de petites têtes d'enfants et nous nous trompions souvent, mais nous nous reprenions et tâchions de corriger notre manière de parler et de penser.
   Il y avait cependant une forme d'imperfection admise : les plaisanteries, les taquineries, les tours à jouer; c'était la revanche de l'imagination à qui toutes les absurdités, tous les non-sens étaient permis.  Par exemple, Pifo, c'était mon nom dans ce jeu, allait se percher sur une cerise qui poussait : (nous pensions que le noyau poussait d'abord, et la pulpe ensuite); et la cerise se formait tout autour de l'enfant et le cachait ainsi aux yeux de sa mère qui la cherchait. Mais Pifo mangeait la cerise et tombait dans les bras de sa mère, Mimo. Ce jeu nous occupait sans cesse. Nous y jouions encore lorsque ma sœur avait huit ans et moi presque onze.


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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 12 Oct 2015 - 20:45

des gens de biens, et biens grands intellectuels. Very Happy
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeMar 13 Oct 2015 - 12:44

mariesol a écrit:
des gens de biens, et biens grands intellectuels. Very Happy

J'adore la façon dont elle écrit. Mais ce qui m'intéresse aussi, c'est ce qu'elle va rapporter (sans doute) de sa rencontre avec Jacques, son futur époux, ainsi que Léon Bloy, dont les ouvrages ont complètement disparu eux aussi. On ne réédite plus. Je voudrais bien lire encore Lanza del Vasto - dont j'ai les "Commentaires de l'Evangile", mais je cherche depuis longtemps "Les quatre fléaux" - tous totalement introuvables... et pourtant, comme c'était "fort" à la lecture !!!

Merci pour votre intérêt !
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeMer 14 Oct 2015 - 13:21

L’ÉCOLE

   A sept ans, je fus admise au lycée. C’était une chance. Le quota d'admission pour les juifs était très peu élevé. Dès lors, nos parents durent penser à l'avenir de nos études, et l'idée de quitter la Russie commença à germer dans leur esprit.
   Quant à moi, mon bonheur était sans mélange. J'entrais dans le monde de la connaissance.  Mon coeur battait d'un espoir infini. J'allais apprendre à lire et je croyais que tout ce qui est écrit est vrai.   A vrai dire, une âme humaine doit passer par beaucoup d'expériences pour perdre cette naïve conviction. Pour apprendre qu'un seul livre au monde est tout à fait vrai - mais c'est la Bible, inspirée du Ciel et toute pénétrée du mystère de son origine.
   J'ai souvent pensé depuis à ce qu'était, alors, la vie pour moi, la vie intérieure d'une enfant de sept ans. Et je me rends compte que j'éprouvais à l'égard de tout ce qui touche à l'école des émotions d'un caractère religieux que je ne puis exprimer aujourd'hui que par des mots que j'ignorais alors.
   Je me rendais au lycée le coeur pénétré d'amour et de crainte. La classe est sacrée. Les "dames de classe" sont des être à part, leur tête est pleine de science. Elles enseignent des choses certaines et parfaites.  Je n’étais pas frondeuse le moins du monde; désobéir, être dissipée, juger mes professeurs, cela ne me venait même pas à l'esprit. Tout mon être se donnait à écouter et comprendre.
   Que tout m'était savoureux et pénible à l'école !  Il était terrible de ne pas savoir sa leçon, de ne pas trouver la solution d'un problème.  Mais quelle source de joie dans une leçon bien comprise, dans les beaux livres, dans les cahiers rayés et quadrillés, ornés sur la première page d'une image qui est un bouquet de rose en relief, ou de myosotis, ou une tête d'ange entre deux ailes. Mon trésor le plus précieux est un atlas de géographie. Ses grandes pages lisses montrent toute la terre. Elle est belle, multicolore et baigne dans l'eau bleue. Je crois que tout appartient à la Russie.
   Tout m'était une fête qui touchait à l'école: me lever tôt, affronter le froid, la neige et la glace, quand nos voisins ne me conduisaient pas dans leur traineau. Je m'en allais, vêtue dans l'uniforme du lycée: une petite robe en serge grise, un tablier - blanc en été, noir en hiver; et, là-dessus, par les temps froids, une épaisse pelisse qui amortissait les chutes...
   Il y avait de ce temps-là à proximité du lycée, des terrains non bâtis où l'on pouvait voir les premiers brins d'herbes percer la neige et annoncer le printemps. Cette vision, survenant après un long et rigoureux hiver, était une des grandes joies de mon enfance.

(A suivre)


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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeVen 16 Oct 2015 - 12:21

LES TRAVAUX ET LES FÊTES


   Les classes finissaient à deux heures. Je revenais à la maison pour le dîner familial qui était à vrai dire le principal repas de la journée. Il me restait encore beaucoup de temps pour apprendre mes leçons, jouer avec ma sœur, voir les amis qui venaient visiter mes parents, en ce temps de grands loisirs et de large hospitalité même parmi les gens de petite aisance. On mettait sur la table le samovar brillant comme de l'or, rempli de charbons rouges et d'eau bouillante et chantante; on servait toutes sortes toutes sortes de confitures et de pâtisserie faites à la maison. J'aimais aussi assister aux grandes entreprises ménagères de maman qui faisait elle-même le pain que nous mangions et quantité de plats merveilleux qu'on mettait au four en même temps que pain. Ma mère était alors une jeune femme de trente ans très active et très gaie. Je me souviens de mon père comme d'un grand jeune homme silencieux et réservé, toujours occupé et préoccupé peut-être par la direction, qui ne devait pas être facile, d'un atelier de couture. Il me semble qu'un nuage de mélancolie était sur lui. Peut-être commençait-il de souffrir de la maladie qui devait l'emporter à un âge relativement jeune. Nous étions toutes petites encore, ma sœur.  et moi, lorsqu'il fut atteint d'une pneumonie grave à la suite d'un refroidissement. A partir de ce jour, il fut souvent malade et alité.  
    Autant que le froid de notre hiver continental, la chaleur de l'été était extrême. Aussi les fleurs et les fruits surgissaient-ils en abondance. Les mois de mai et de juin débordaient de roses et de cerises; les tables en étaient couvertes les jours où l'on faisait les confitures. On s'enivrait de leurs parfums. J'étais admise à trier les roses, à mettre de côté les pétales intacts et à rejeter les autres. Et aussi à dénoyauter les cerises. Ces jours-là étaient des jours heureux. On chantait en travaillant. Surtout on écoutait maman chanter de sa belle voix grave des chants petits-russiens dont elle connaissait un nombre  qui m'a toujours paru inépuisable et qu'elle avait appris dans son enfance, au temps où ses parents habitaient la campagne.
    L'été surabondait en melons et en pastèques, en prunes et en abricots, doux comme le miel. On conservait pour l'hiver de petites pastèques, ensemble avec des pommes, dans de grands tonneaux où l'on mettait de l'eau, beaucoup de sel, et des plantes aromatiques. Un peu plus tard, on mettait aussi en conserve des cornichons avec des piments verts; et puis des choux qui nous fournissaient de choucroute. Aussi en hiver la table ne manquait-elle ni de fruits ni de légumes, et il me semble que je n'ai mangé de choses aussi bonnes qu'en Russie. Ma mère faisait tout cela, aidée d'une seule domestique et elle trouvait encore le temps de tailler et coudre des robes qui me paraissaient bien jolies.
   C'est son activité et sa gaieté sans doute qui nous ont fait une si heureuse enfance. Il y eut aussi probablement des tristesses dont je n'ai pas gardé le souvenir. Je crois que les réalités pénibles, à moins qu'elles ne soient accablantes pour l'enfant lui-même, ont peu de pouvoir sur son imagination. Il est bien naturel que ce qui touche à la vie lui soit plus proche et plus accessible que ce qui touche à la mort. Ainsi, je me rappelle que tous les ans, durant l'été, on parlait du choléra; on prenait quelques précautions, par exemple on ne buvait que du thé très chaud et on mangeait de l'ail. Le choléra est en Russie à l'état endémique, et parfois il se répand avec une rapidité effroyable. Mais ces souvenirs sont en moi sans aucune résonance sur la sensibilité, comme des choses dont la réalité ne m'aurait pas vraiment touchée, alors que je garde encore en moi après un si long temps comme la sensation même du parfum exquis des pommes de Crimée, du goût parfait du vin de Pâques, et de toutes mes joies enfantines.
   Les travaux s'arrêtaient le vendredi au crépuscule. Ma mère observait les principaux rites juifs, mon père se faisait un peut tirer l'oreille.
   Le vendredi soir, dès qu'apparaissait la première étoile, maman posait une mantille de dentelle sur ses cheveux, allumait les bougies, disait les prières sabbatiques, et l'on ne devait plus allumer d'autre feu jusqu'à la première étoile du samedi soir.
   Le jour du sabbat, aucun travail servile n'était permis; on recevait ou on rendait des visites; on allait à la synagogue. Et lorsqu'on promenait la Thorah en procession, toute vêtue de velours brodé et rebrodé d'or et d'argent, on me permettait de la toucher du bout des doigts, et je baisais mes doigts ensuite.
Pour la fête des Tabernacles on jonchait tous les planchers de feuillages et de fleurs des champs; la maison sentait l'herbe comme une prairie au soleil. On dressait aussi une tente dans la cour pour les repas, et on l'ornait de branchages, d'herbes et de fleurs.

(A suivre)






Dernière édition par boisvert le Ven 23 Oct 2015 - 12:52, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeJeu 22 Oct 2015 - 10:23

sunny Merci beaucoup, cher boisvert, pour ce très beau partage. Une plume subtile et délicate qui sert à merveille une grande lumière. Je prendrai le temps de lire ce livre à mon rythme.
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeSam 24 Oct 2015 - 9:08

Mais la fête la plus impressionnante était celle de Pâques. Aux premières vêpres avait lieu le repas liturgique. La table était mise avec beaucoup de recherche, on sortait ce qu'on avait de plus beau. Une nappe éblouissantes, des flambeaux d'argent l'éclairaient. Mon grand-père paternel présidait le repas, assis sur le plus haut siège encore exhaussé par des coussins. La nuit tombait, on goûtait aux herbes amères, les prières commençaient. Tout pénétrée du mystère de cette Pâques, j'étais chargée de poser en hébreu les questions auxquelles mon grand-père répondait par le déroulement du récit biblique et l'explication des rites de la nuit pascale. C'était un long discours, en hébreu aussi, mais dont on nous avait expliqué le sens auparavant, en même temps qu'on me faisait apprendre ma partie dans le dramatique dialogue.

   Tous les cœurs étaient étreints par la grandeur des promesses et des faveurs divines, par la pathétique histoire de tant de siècles de souffrances qui n'avaient pas éteint l'espoir. Je ressentais
obscurément cette immensité de douloureux mystères, sans me rendre compte, naturellement, de leur signification et de leur contenu. Alors arrivait le point culminant de cette nuit sacrée : le passage de l'ange. On remplissait toutes les coupes d'un vin rouge doux et fort, dont je n'ai jamais retrouvé la saveur, comme "liturgique", en aucun autre vin, même de France. A la coupe la plus grande, remplie de ce beau vin, devait goûter l'ange de Dieu qui, cette nuit-là, visitait les maisons des juifs On éteignait toutes les lumières et dans le silence lourd d'adoration et de crainte, on laissait à l'ange le temps de passer. Puis, les flambeaux rallumés, on terminait rapidement le souper, et chacun allait à son repos - conscient d'avoir participé à une grande action.
   De la Russie orthodoxe, je n'ai gardé dans ma mémoire qu'un petit nombre d'images. Celle, entre autres, des immenses Pas'ha - de ces pains cylindriques très hauts, très légers et d'un parfum exquis, que sont les pains de Pâques russe;  celle des oeufs durs, merveilleusement colorés; celle des icônes qui emplissaient tous les coins de la chambre de ma petite amie Titicheva, qui était toute blonde, toute rose et qui habitait à mi-côté de la mer une maison obscure, entourée d'un grand parc, qui me faisait un peu peur et où je m'attendais à voir surgir des fées.

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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 26 Oct 2015 - 13:05

Nous nous arrêtions chez Titicheva dans la soirée, les jours où maman nous emmenait à la plage, ma soeur et moi. C'était une grande plage de sable fin, où nos pieds enfonçaient. Maman nageait et nous soutenait en nageant, tantôt ma soeur, tantôt moi. Puis elle s'en allait toute seule, très loin, me semblait-il, et j'avais peur. Mais elle ne tardait pas à revenir, les mains pleines d'une boue très noire et très brillante dont elle nous enduisait tout le corps. Elle nous laissait ensuite nous rouler dans le sable et nous rouler dans le sable avant les derniers plongeons.
   Tout compte fait, j'étais heureuse de me baigner dans la mer. Mais il y avait un bain dont j'avais horreur, et où nous sommes allées une ou deux fois. C'est le bain russe. Toutes les femmes et les enfants se déshabillaient dans la même pièce, ensuite, sans le moindre vêtement, on entrait dans la salle de bain, où il fallait s'asseoir à même le plancher mouillé et glissant. Chaque baigneuse avait auprès d'elle un baquet rempli d'eau chaude; on se savonnait, on se couvrait de cette eau qui coulait sur le plancher commun.
   Cette toilette faite, les personnes raffinées passaient dans de petites pièces pleines de vapeur, et s'étendaient quelques instants sur des couchettes de bois. Elles sortaient de la cramoisies et merveilleusement contentes. Pour moi, je n'ai fait qu'entrevoir ces chambres de vapeur, et je crois que, pour rien au monde, je n'y serais entrée jamais.
   Je poursuivais mes études avec bonheur. Je commençais à lire les poèmes de Lermontov, de Nekrassov, de Krilov - le La Fontaine russe.  J'apprenais aussi à lire le français. Les dames de classe m'aimaient bien et me faisaient valoir auprès des inspecteurs en me présentant comme leur "oumnitsa" (c'est-à-dire leur enfant intelligente et sage).  Cela suscitait des jalousies parmi les parents des élèves; on en parlait en ville, on s'étonnait qu'une enfant juive fut si bien traitée; ce qui rappelait sans cesse à mes parents la précarité de notre situation en Russie. J'avais à peine dix ans quand ils prirent la décisions d'émigrer. Mon père partit le premier. Son intention était d'aller jusqu'à New-York. Mais un ami qu'il se fit en chemin le persuada de s'installer à Paris. Un ou deux mois après le départ de mon père, maman à son tour se mit en route avec nous, pour aller le rejoindre.

   De tout cela, de la grave décision de mes parents, du trouble qu'elle a pu apporter dans notre vie, du départ de mon père, de la séparation qui a tant fait souffrir mes parents, de notre voyage enfin je n'ai gardé qu'un souvenir confus de grande fatigue, d'angoisse et de mélancolie. Quelques rares images surnagent : je nous vois, ma soeur, maman et moi, sur un embarcadère, attendant un bateau. Le bateau arrive et maman refuse de le prendre. Nous prenons le bateau suivant. Maman m'a raconté plus tard qu'un pressentiment lui avait fait refuser le premier bateau, à qui en effet il est arrivé malheur. Je nous vois, allant de bureau en bureau, pour obtenir les papiers qui nous manquaient. On nous faisait attendre interminablement, aussi longtemps m'a dit maman, qu'elle ne pensait pas à glisser un rouble dans la main entr'ouverte de l'employé. Je nous vois enfin dans le train qui nous conduit à Paris. Que tout cela est long ! fatigant ! ennuyeux !   Des voyageurs ont pitié de cette jeune mère exténuée; il me semble que d'une manière ou d'une autre on vient souvent au secours de maman, parce que souvent elle a l'air contente et et elle remercie. Je ressens tout cela, mais rien ne me permet d'imaginer le moins du monde ce que sera le terme de notre voyage. Je sais seulement que nous allons retrouver papa, et c'est la grande joie qui nous soutient, cette espérance et toute notre force.


FIN DU PREMIER CHAPITRE
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeMar 27 Oct 2015 - 13:49

CHAPITRE SECOND : PARIS

   Je ne puis écrire ton nom, ô ville bien-aimée, sans une nostalgie profonde, sans une immense douleur; toi que je ne reverrai peut-être jamais plus, toi que j'ai quittée peut-être pour toujours.
   Toi qui a nourri mon âme de vérité et de beauté, toi qui m'as donné Jacques et mon parrain Léon Bloy et tant d'amis précieux qui ont embelli les jours de notre vie là-bas.
   O ville de souffrance et de grand amour !  Qui pourrait parler dignement de l'offense qui t'a été faite?
- Il y faudrait David et Jérémie. Ville sans défense lorsqu'il a fallu te défendre par les armes de ce monde qu'on n'a pas su te préparer, mais ville impérissable et puissante par les oeuvres dont tu as enrichi la terre, par les saints dont tu as peuplé le ciel; ô symbole de beauté, ô mémorial de chrétienté !
   
   Ville de grand péché aussi, - mais qui est sans péché ?  Ville ou le bien a le pas sur le mal, et la vérité sur l'erreur; capitale de la liberté.
   Toi dont l'air est si léger et le ciel si doux; toi dont les monuments harmonieux et délicats racontent une si longue, et tragique, et merveilleuse histoire !  O ville de sainte Geneviève et de saint Denys, ville de Psichari et de Péguy !  Ville de Racine et de Pascal, de saint Vincent de Paul et des Soeurs de Charité.
  Ville des poètes et des peintres glorieux. Ville de Victor Hugo et de Baudelaire. Ville de la Concorde et des Champs Élysées, ville où saint Thomas a enseigné, ville où saint Louis a régné, ô ville de Notre-Dame !
   Joyau très précieux de la beauté du monde, de quel roi, de quel peuple racheté orneras-tu la couronne ?  Oh, que ce soit le Roi de paix et de justice, un peuple d'humanité et de sagesse. Et que bientôt Dieu te relève de ta très grande humiliation.


Quand ai-je commencé à chérir Paris ? Je ne saurais le dire, cela s'est fait peu à peu. Il faut beaucoup de temps, même à une grande personne pour comprendre l'âme et le langage d'une grande ville, à plus forte raison à une enfant venant de si loin et par sa race et par le lieu de sa naissance.
Ma première impression a été de tristesse. Nous arrivions par une matinée de brouillard et de pluie; nous débarquions à la gare du Nord. De là, à la rue des Francs-Bourgeois où nous devions habiter quelques jours, nous avons traversé des quartiers encombrés et sans grâce. Mon père nous attendait, nous étions réunis de nouveau, nous sentions tous la gravité de ce moment où une vie nouvelle commençait pour nous.
Mais elle commençait sévèrement. Rue des Francs Bourgeois, nous n'avions pour nous loger que deux chambres dans une maison assez sombre, et qui m'a paru très laide; ce n'était pas notre spacieuse maison de Marioupol, il n'y avait pas de cour à la disposition des enfants, ni de fleurs, ni de remise pleine de voitures de toute espèce, de landaus et de traineaux aux formes gracieuses, comme était la remise de nos voisins, où nous aimions jouer Non rien que des chambres tristes, qu'une maison grise, qu'une rue étroite.

(A suivre)
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeSam 31 Oct 2015 - 13:25

Nous quittâmes bientôt la rue des Francs-Bourgeois pour le haut de la rue de Montreuil, plus proche de la périphérie de la ville et par là même plus aérée. Notre logement était aussi un peu plus grand. Je ne me rappelle presque rien des deux ou trois mois qui s'écoulèrent depuis notre arrivée à Paris jusqu'au 1er octobre, jour de la rentrée des classes. Mes parents, qui ne savaient pas un mot de français à leur départ de Russie, arrivaient miraculeusement à se tirer d'affaire. Je n'ai jamais pu comprendre comment à cette époque ils ont pu faire que rien ne nous manquât des nécessités de la vie quotidienne. Nous vivions en paix, Véra et moi, auprès de nos bons parents, sans nous douter encore des difficultés qui nous attendaient nous-mêmes. Nous les rencontrâmes le jour de notre entrée à l'école communale du Passage de la bonne graine.
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 2 Nov 2015 - 10:34

PASSAGE DE LA BONNE GRAINE

C'était une toute petite école de quatre classes seulement, pour les fillettes de six à douze ans. Lorsque notre père qui nous avait amenées nous laissa dans la cour de récréation, nous nous trouvâmes tout à coup bien seules et apeurées; à ce moment, je sentis pour la première fois que j'étais une étrangère, dans un pays qui n'était pas le mien. Cependant, les maîtresses nous regardaient avec gentillesse et compassion. Nos petites compagnes se pressaient autour de nous, prodigieusement étonnées devant "ces Russes" - comment peut-on être Russe ! - qui ne savaient même pas parler le simple langage français, pas même comme les plus petites d'entre elles !
On nous sépara ma soeur et moi, ce qui accrut encore notre détresse. On la mit en quatrième où tout naturellement, elle apprit à lire le français en même temps que ses petites camarades. Mais moi, parce que j'étais plus âgée et que je savais déjà lire un peu le français, on me mit en seconde. A dix ans, je recommençais ma vie, pour ainsi dire. 0ù étaient les heureuses années - les trois années ! - de mes études au lycée de Marioupol ? 0ù ces classes hautes et éblouissantes de propreté, ces grandes salles de récréation et de danse, aux parquets brillants comme des miroirs, ces belles "dames de classe" élégantes et modestes dans leur tenue comme des religieuses ! Que tout cela était loin ! Ici, à moi, petite étrangère, tout paraissait tellement étrange ! cette école exiguë, ces maîtresses qui avaient l'air de mères de famille, ces écolières sans uniforme dans leurs robes disparates et leur vilains tabliers. J'éprouvais le sentiment d'une déchéance, mais ce sentiment ne dura pas.

(A suivre)
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeMer 4 Nov 2015 - 11:42

Je me mis vite à aimer mon école comme j'avais aimé mon lycée. Tant de simplicité, la bonté des maitresses, la gentillesse des enfants qui m'adoptèrent et me firent, je crois, comme un traitement de faveur, eurent l'avantage de me mettre à l'aise et de me délivrer de toute timidité. Cela m'a été d'un grand secours, surtout pendant les quinze premiers jours qui furent pour moi une épreuve tragique.  Je m'appliquais de toutes mes forces à suivre les leçons, mais je ne parvenais pas à percer les ténèbres du langage inconnu. Au bout de la quinzaine, miséricordieusement, la maîtresse ne marqua aucune note sur le carnet.
   Cependant, dans ces ténèbres, un travail profond devait s’accomplir. Mystère de la connaissance !  Comment donc s'établit le contact du connu à l'inconnu ?  Dans quelles régions profondes habitent les identités du langage ? - Comment une langue étrangère s'apprend-elle par une enfant ?  Mon expérience personnelle me porte à croire que ce n'est pas seulement par l'adjonction d'une connaissance particulière à une autre connaissance particulière; ce n'est pas seulement une question de vocabulaire et de mémoire. L'intelligence n'accomplit pas un travail de marqueterie. C'est ainsi, hélas que j'apprends l'anglais aujourd'hui.(Note sur "Marqueterie"  :  Au fig., péj. Ouvrage d'esprit composé de morceaux disparates, reliés artificiellement entre eux.)
Non, mais elle reçoit communication d'une forme spécifique en laquelle toutes les particularités de la langue sont enfermées, comme toutes celles d'un chêne dans le gland. A partir de ce moment-là, on ne se trouve plus à proprement parler devant une langue étrangère, on apprend sa propre langue dont on a reçu le don comme un don poétique.
   Pour moi, tout c'est passé comme si ces quinze jours d'attention intense m'avaient fait entrer dans les sources secrètes de la langue française, m'avaient donné l'intuition de son génie formateur. Parce qu'à partir de là, j'eus le même sentiment de familiarité à l'égard des mots nouveaux et des règles grammaticales qui entraient dans ma connaissance, que les petites Françaises à qui jamais une expression du langage français, ou une particularité de sa structure, n'a dû paraître étrange ou étrangère.
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 23 Nov 2015 - 11:56

Tout à coup, donc, le voile se déchira. Dès la seconde quinzaine, je disposais de connaissances suffisantes pour comprendre les leçons, écrire mes devoirs, réussir même une dissertation - et être classée deuxième. Ce n'est pas par vanité que ma mémoire a gardé ces souvenirs d'école - tout le sérieux et toute l'attention de mon âme d'enfant étaient engagés dans ce premier combat pour surmonter les difficultés de la vie. La quinzaine suivante, je fus première, puis troisième, puis première de nouveau et je demeurai ensuite toujours à la tête de ma classe. C'est qu'une fois en possession du petit vocabulaire de l'enfance j'avais sur mes compagnes l'avantage de mes études en Russie, d'un niveau plus élevé que celui de l'école communale. J'avais peut-être aussi, pour soutenir mes efforts et mon zèle, le sentiment d'un devoir particulier. Je savais que mes parents avaient quitté la Russie, souffraient les peines de l'exil, la pauvreté, la privation d'avec ceux qu'ils aimaient là-bas (et qu'ils ne devaient jamais revoir) - tout cela pour ma soeur et moi, pour assurer l'avenir de nos études et les conditions d'une vie libre et digne, à l'abri des vexations antisémites. Pour me permettre d'étudier à mon gré, rien ne leur a jamais paru trop dur ni trop difficile. Ils avaient compris avant même que j'aie pu le savoir moi-même que là serait ma vie - le bonheur de ma vie.
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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 23 Nov 2015 - 12:27

  Assez tôt, je me rendis compte que j'avais des parents qui n'étaient pas comme ceux de mes compagnes. Toutes, elles devaient apprendre un métier. Elles savaient, leurs parents le leur répétaient, qu'elles ne pourraient longtemps être à charge des leurs. Cela me paraissait étrange, parce que malgré la pauvreté qui avait succédé à l'aisance dont ils jouissaient en Russie, mes parents ne me parlaient jamais que de mes études, de leur orientation, de l'Université où je devais entrer. Aussi, à mes sentiment instinctifs d'attachement pour eux s'ajouta bientôt une vive reconnaissance.  J'étais tenue à ne pas les décevoir, et je me sentais, étant l'aînée, comme chargée en quelque sorte, des responsabilités de la famille.
    Les premiers obstacles franchis, nous avançames doucement dans nos études, comme nos petites compagnes françaises. Je m'habituais à des moeurs scolaires nouvelles pour moi. En Russie, il n'existait pas, à ma connaissance, d'autres moyens d'émulation, d'autres sanctions, que les notes trimestrielles et à la fin de l'année, un diplôme d'études portant une mention plus ou moins honorable et flatteuse. Ici, on donnait tous les jours des "bons points" et des "mauvais points". A la fin de la semaine, il y avait une distribution de "croix" plus ou moins grandes, plus ou moins belles, selon le nombre de "bon points" que l'on avait obtenus. Et ces croix, on les portait ensuite toute la semaine, épinglées sur le tablier ou sur la robe, en ville comme à l'école !   Un carnet de notes, délivré tous les quinze jours et soumis à la signature des parents, mentionnait le rang de l'élève dans la classe.
    Tous les trois mois, il y avait une distribution de "récompenses". C'étaient d'humbles choses sans beaucoup de valeur, mais chargées pour nous d'une poésie intense : des boîtes à ouvrages, des laines et des soies pour broder, du papier à lettres dans de petits pupitres en carton, des crayons de couleurs et des pastels ... Comme tout cela semblait beau et rare, et précieux à notre sensibilité, à notre pauvreté.
    Au mois de juillet, enfin, couronnant l'année scolaire, avait lieu la solennelle "distribution des prix". Les enfants s'y présentaient parées comme des anges, les cheveux rendus crépus et bouffants par le supplice d'une nuit passée "en papillotes".  Sur ces beaux cheveux, les graves personnes chargées de remettre les prix posaient des diadèmes de roses blanches ou des couronnes de lauriers d'or et d'argent. Chaque matière du programme avait son "prix" : prix d'orthographe, de récitation, de calcul, d'histoire, de gymnastique, de dessin...
   Au-dessus de tous régnaient le prix d'Honneur et le prix d'Excellence. C'étaient de beaux livres reliés en maroquin rouge, ou vert, ou bleu et dorés sur tranches. Le prix d'Excellence était d'une grosseur exceptionnelle, une petite fille de douze ans pouvait à peine le porter.

   Une particularité de cette école était le prix de "bonne camaraderie". Il était distribué par les élèves elles-mêmes, et par voie de vote. Il consistait en une médaille de la ville de Paris, s'il vous plaît !  portant gravés portant le nom et  le prénom de la "bonne camarade" élue.  Je me souviens avec émotion de la gentillesse de mes compagnes pour moi, bien que dans ma gravité enfantine j'aie dû me montrer ridiculement rigoureuse. Lorsque la maîtresse avait à s'absenter - ce n'était jamais pour bien longtemps - elle me chargeait de la surveillance de la classe, et je marquais sur le tableau noir le nom des "dissipées" et des "sages". avec une rigueur inflexible.  Une fois à peine la maîtresse partie, toutes les enfants devinrent folles !  Elles se mirent à crier à tue-tête, à se disputer, à se démener comme des diables. Les ayant vainement suppliées de se taire et de travailler, pleine d'indignation et de désespoir, j'allais au tableau noir, et prenant mon morceau de craie comme le glaive de la justice, j'inscrivis intrépidement les noms de toutes les élèves dans la colonne des "dissipées" , et le mien seul dans la colonne des sages.  La maîtresse, qui surgit tout à coup dans la classe déchaînée, s'arrêta toute surprise et me demanda ce qui s'était passé. "Elles étaient toutes dissipées et moi seule j'étais sage !", répondis-je. Toute la classe fut punie excepté moi. Mais les enfants ne m'en voulurent pas.  Elles disaient : "Raïssa est juste" et me trouvaient quand-même "bonne camarade".


   


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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeVen 5 Fév 2016 - 9:24

RENCONTRE DE LA POÉSIE

    Après être restées deux années Passage de la Bonne Graine nous fûmes admises à une école plus importante, où, dans les cours complémentaires, on préparait au brevet d'enseignement.
C'est là qu'entre l'âge de treize et quinze ans, sous la direction de deux excellents professeurs - je me souviens de leurs noms : Melle Dickschen et Melle Diguet,  - je fis connaissance de la littérature classique française.  Ces deux vieilles demoiselles me rappelaient par leur tenue et leur distinction, les "dames de classe" du lycée russe. J'admirais leurs belles mains blanches quand elles retiraient leurs gants de ville pour passer tout aussitôt les gants qu'elles gardaient toute la journée à l'école. Je ne puis oubier leur bonté, leur dévouement à leurs élèves, la qualité qui devait être exceptionnelle de leur enseignement.

    J'entrais dans le monde des grandes personnes. Je lisais Racine et Corneille.  Celui-ci m'exaltait. Mais Racine m'apportait quelque chose de tout à fait nouveau : l'harmonie et la musique des mots soumis aux règles mystérieuses de la rime et du rythme , - la valeur des mots en eux-mêmes, non plus en tant que signes de la réalité mais en tant qu'objets ayant leur forme propre, leur musique et leur magie - la poésie, enfin, la Poésie !
   Les poèmes russes que j'avais lus à l'âge de neuf et dix ans ne m'avaient pas apporté cette révélation; à part leur balancement rythmé, ils étaient pour moi des récits comme les autres. La faute n'en était certainement pas aux poètes russes que j'ai tant aimés plus tard, mais à mon âme d'enfant, qui n'était pas prête à les entendre.

   L'histoire des héros raciniens, la tragédie elle-même, me touchait beaucoup moins que leur langage parfait, la mesure sans défaut, le déroulement sans hiatus de leur discours. C'était pour moi un chant continu, profond, émouvant comme l'éveil d'un monde, comme la naissance d'une âme. Avec lui mon âme grandissait, s'approfondissait, sortait de l'enfance, commençait à gravir les degrés des sentiments. Conduite par la douce main de la poésie racinienne, j'entrais dans une sorte de crépuscule mélancolique dont peu à peu se dégageait l'univers humain avec sa complexité merveilleuse, ses questions immenses et ses réponses innombrables. A cette époque, je devais avoir un peu plus de treize ans, mon père me fit un cadeau royal, il m'acheta les œuvres  complètes de Victor Hugo. Dix ou douze grands volumes reliés en rouge.  Quel trésor incomparable et quelle découverte au sein même de la poésie que ces poèmes brillants comme des soleils du feu de leurs images sans nombre !  Que de mots nouveaux; et quelle variété de formes poétiques ! Victor Hugo me faisait l'effet d'un dieu de l'Olympe. Il me semblait si peu être de notre espèce que lorsque plus tard, son arrière-petit-fils, le peintre Jean Victor-Hugo entra dans le cercle de nos connaissances et devint notre ami, cela me parut aussi peu vraisemblable et aussi merveilleux que de voir entrer dans la vie réelle un personnage de Blanche-Neige ou de La Belle au Bois dormant.

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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeSam 6 Fév 2016 - 12:01

Racine me touchait plus profondément, mais Victor Hugo m'étonnait davantage. Avec lui, je fis un pas dans la connaissance de l'humanité en lisant "Les Misérables", mon premier roman. Cette lecture me passionna; elle me mettait en communication profonde avec des êtres créés par un poète.
Ce contact avec la poésie et les oeuvres d'imagination me fit bientôt trop "quotidienne", pour parler comme Laforgue, notre vie de chaque jour. Et, phénomène tout nouveau pour moi, je commençai à m'ennuyer. Tous les matins, en m'éveillant, je me trouvais bien malheureuse, et je soupirais à la pensée qu'il me fallait reprendre la routine scolaire comme la veille. Cet ennui était vital et profond et il a duré plusieurs années. Il venait, je crois, de l'abondance des connaissances nouvelles touchant la vie humaine qui m'avait été donnée en peu de temps. Ces richesses faisaient pression sur mon coeur, et il était trop puéril encore, trop petit pour les contenir ou pour y répondre. Mais elles étaient là, elles m'accablaient et décoloraient ma vie d'enfant.
Bientôt, une autre cause de malaise moral se précisa : vers l'âge de quatorze ans, je commençais à me poser des questions au sujet de Dieu. Maintenant que je savais à quel point (du moins je l'entrevoyais) les hommes peuvent être malheureux ou méchants, je me demandais si vraiment Dieu existait. Je me rappelle très clairement que je raisonnais ainsi : Si Dieu est, il est aussi infiniment bon et tout-puissant. Mais s'il est bon, comment permet-il la souffrance ? et s’il est tout-puissant, comment tolère-t-il les méchants ? Donc, il n'est ni tout puissant, ni infiniment bon, donc il n'est pas.
Cette conclusion, qui devait me désespérer plus tard, restait encore dans la région des idées proposées plutôt qu'affirmées. Idée affligeante, mais que je n'acceptais pas vraiment. Je me préservait instinctivement, je me préservais du désespoir. J'attendais, j'espérais dans la solution de la science, de cette science qui m'était promise, de ces savants qui seraient mes maîtres, un peu plus tard. Et je continuais à prier en secret, matin et soir, ce Dieu qui s'effaçait de mon esprit, mais que mon cœur ne voulait pas abandonner.
C'était un grand drame qui commençait, et dans ce drame j'étais seule. Mes parents ne m'y furent d'aucun secours. Ils avaient abandonné presque toutes les pratiques religieuses, et l'influence de mes grands-pères était loin ! Cependant, ils gardaient leur foi en Dieu; et ils ne croyaient pas que leur enfant pourrait vraiment la perdre; ils vivaient dans cette sécurité.
A l'école, je ne trouvais non plus aucun enseignement religieux. Toutes les petites filles faisaient leur première communion. Ce jour-là, elles venaient, toutes graves et vêtues de blanc, distribuer des images à leurs compagnes. Et les maîtresses comme les élèves, les accueillaient avec joie, les embrassaient et les félicitaient. Mais je n'y voyais qu'une affaire de rite et d'usage, - je n'avais aucune idée du sacrement, et personne ne songeait à m'en parler, dans la persuasion, sans doute, que j'étais instruite de ces choses comme les autres enfants de mon âge. Je dédaignais les images pieuses dont le sens m'échappait je demeurais dans mon ignorance totale du christianisme. Cependant, j'avais lu "Polyeucte", j'en avais dit et redit bien des fois les célèbres "Stances", et je l'avais aimé plus que toutes les autres œuvres de Corneille. - Comment n'en avais-je pas été au moins un peu éclairée ? Il est probable que tout cela était resté pour moi dans la région de ces belles "histoires" dont les grands écrivains ont le secret, et dont je ne voyais pas la connexion avec la vérité et la vie.
Avec mes compagnes de classe, je n'avais que des relations de camaraderie. Véra et moi nous n'étions liées qu'avec une seule de ces enfants, mais d'une amitié si réelle qu'elle a persisté à travers les années. Elle s'appelait Jeanne Bouvray. Fine et sensible, elle souffrait du caractère dur et autoritaire de sa mère. Aussi tous les jours à la sortie des classes, nous l'emmenions chez nous pour le goûter. Nous parlions ensemble des événements de l'école, et de notre travail; elle me confiait ses chagrins d'enfant; moi, je ne me confiais jamais, je restais seule avec mes tourments. Réserve ou orgueil, je ne sais, mais au fond, j'ai toujours pensé que personne au monde n'est réellement digne de la confiance de personne.
Jeanne Bouvray est la troisième et la dernière amie de mon enfance. La première était Titicheva, petite russienne typique dont je me rappelle le visage, mais dont j'ai oublié même le prénom.
Ma chère Jeanne Bouvray, à l'heure où j'écris ces lignes, se trouve-t-elle à Paris, ou en territoire occupé ? Elle est quelque part en France et je ne sais rien d'elle, ni de son mari, ni de son fils, ni de la mesure de leurs souffrances.

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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeLun 8 Fév 2016 - 12:01

   Après les œuvres complètes de Victor Hugo, mon père, qui cherchait toujours à nous donner un peu de joie, acheta un piano.  Nous venions de déménager et nous habitions un appartement assez spacieux pour le contenir. Depuis quelque temps déjà, j'allais avec ma petite soeur étudier la musique chez des amis de mes parents, mais cela ne nous permettait pas de nous exercer beaucoup. Aussi, l'acquisition d'un piano fût-elle fêtée chez nous comme un accomplissement nécessaire et comme un grand événement.
   On peut voir à ce signe que nous retrouvions une certaine prospérité. Mon père s'était fait des amis dans la colonie russe et avait réussi à reconstituer un petit atelier. Et dès qu'il eut un peu d'argent, il reprit ses habitudes de générosité et d'imprévoyance absolue qui nous faisaient une vie mêlée de beaucoup de douceur et de beaucoup d'angoisses.

    Tout d'abord, il donna des bijoux à maman, son grand bonheur étant de la voir jolie et parée. Et maman aussi recommença à nous faire de belles robes.  Ensuite, il m'acheta des livres,  - où était mon bonheur à moi.  Puis il meubla notre notre nouvel appartement dont le piano fut à vrai dire le seul luxe. Ensuite, il se mit à donner de l'argent à ses clients; ensuite à en emprunter lui-même pour boucher les trous que cela faisait dans son budget.

    Cela nous conduisit souvent au bord de la catastrophe. On passait par les pires inquiétudes; mais à la fin du mois, tout se redressait comme par magie. Cruelle magie !  Que de courses, que de démarches il avait fallu faire !  Mon père s'y épuisait. Mais à peine tiré d'embarras, il se croyait de nouveau riche, il achetait des bijoux à sa femme, venait en aide à ses clients, incapable qu'il était de jamais rien refuser à qui était, ou paraissait être plus pauvre que lui -, et tout recommençait.  J'appris de cette manière que acquisition d'un peu d'argent peut coûter de forces, ce que le manque d'un peu d'argent peut représenter de souffrances. Et lorsque des années plus tard, je vis Léon Bloy aux prises avec la pauvreté et la misère, il me fut facile de compatir et de comprendre. Cela me valut le haut privilège d'être accueillie et considérée par lui comme appartenant à son douloureux monde, au monde de ceux qui ne regardent pas la pauvreté du dehors.

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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeMer 10 Fév 2016 - 11:40

  Le piano apporta une puissante diversion à ma naissante mélancolie et à mes préoccupations religieuses. Il devint le chaud foyer de la maison. Je fus prise d'une fringale de musique et je fis bientôt assez de progrès pour que mon professeur me conseillât de laisser mes études et de me donner entièrement à la musique. Mes parents ne s'y seraient pas opposés. Ce fut une tentation pour moi, mais qui ne dura pas. Mon désir de connaissance fut le plus fort. J'avais le sentiment inexprimable que la musique ne m'abandonnerait jamais; et d'une certaine manière, il en a été ainsi, elle est restée pour moi une compagne toujours présente, toujours prête à me dispenser de la joie, à me faire entrer dans le secret de ce langage sans paroles qui par la simple proporsion de l'élément sonore sait donner un si haut plaisir, raconter tant de choses, persuader, toucher, émouvoir, bouleverser et éblouir le coeur.  Mais avant tout, il me fallait m'assurer l'essentiel : la possession de la vérité sur Dieu, sur moi-même et sur le monde. C'était, je le savais, la base nécessaire à ma vie.  Je ne pouvais, sans faire se dérober le sol sous mes pieds, renoncer à la découvrir. Tel était mon instinct profond. Et il me fallait par un travail assidu me préparer à recevoir les difficiles secrets de l'esprit.  Tout le reste, pensai-je, viendrait ensuite, aurait son temps - la musique, la douceur du monde, le bonheur de la vie.
    Je ne savais pas alors quel labeur considérable exigeait la musique et que d'un tel labeur, je ne trouverais plus jamais le temps.
    Et mon enfance ne savait pas non plus à quoi exactement je renonçais; car j'ignorais alors la plupart des grandes oeuvres musicales, - nous n'allions jamais aux concerts à cette époque de mes quatorze ans. Je ne connaissais encore que les sonatines de Kuhlau, de Mozart et de Beethoven que j'étudiais Cela suffisait à créer le problème, mais non pas à me tenter au-delà de mes forces.
    A quinze ans, mon brevet obtenu, je quittai l'école où je n'avais plus rien à faire. Il fallait maintenant songer au baccalauréat.  


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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeJeu 11 Fév 2016 - 13:07

Comme je n'avais pas envie de retourner en classe, on décida que je préparerai mes examens avec le secours d'un professeur. Nous changeâmes encore d'habitation, et de la rive droite nous passâmes à la rive gauche pour nous rapprocher du quartier latin et de la colonie russe où mes parents avaient presque toutes leurs connaissances et leurs amis.
    Là nous eumes la joie, mes parents, ma soeur et moi, de recevoir nos lettres de naturalisation française. Je ne me sentis plus jamais une étrangère en France, et je m'attachais à ce pays comme à une patrie d'élection, la plus belle que l'on pût avoir au monde.
    Ma soeur, dont la santé était trop délicate pour lui permettre des études suivies, ne retourna pas non plus en classe. Libérée de l'école je me remis au travail avec un nouveau courage. Je préparai le programme de la première partie du baccalauréat, à l'exception de la littérature où je reçus les leçons d'un jeune étudiant en droit.  Je me présentai à l'examen avec une dispense d'âge et mon professeur, tout enflammé de mon succès, me fit une déclaration - la première que je recevais - et me demanda en mariage. J'en fus surprise et bouleversée, et je refusai la main de mon professeur. Le sentiment d'une grande responsabilité me pénétra et je me sentis tout à coup dépossédée de la longue sécurité de mon enfance. Mais appliquée à mes études, j'oubliai bientôt cet incident.
    Cette année inaugura pour moi la période des grandes lectures,- et des grandes discussions. Je fis la connaissance des auteur du XIXe siècle, français et russes. Beaucoup de russes fréquentaient mes parents, réfugiés politiques ou simplement étudiants. Ils venaient le soir  et les soirées se prolongeaient fort tard; les questions sociales et religieuses étaient passionnément débattues. Toute cette jeunesse faisait le procès de Dieu et du monde.


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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeVen 12 Fév 2016 - 13:36

 Les arguments de ces jeunes révolutionnaires n'étaient pas d'un niveau philosophique très élevé, je le compris plus tard. Leur philosophie était simpliste. Pierre Lavroff, qu'ils tenaient pour un maître et dont j'ai eu à traduire un livre terriblement ennuyeux, leur proposait une conception du monde où Herbert Spencer et Darwin servaient de colonnes éternelles à un matérialisme naïf. Ils étaient généreux et avaient une passion communicative de la justice, mais l'athéisme était leur dogme fondamental, et comme le cœur de leur cœur.  Ce trait m'avait si fortement impressionnée que plusieurs années après, lorsque éclata la révolution d'octobre 1917, j'eus tout de suite le sentiment de son exceptionnelle gravité. Et alors qu'un observateur averti comme Jacques Bainville écrivait : "ce n'est qu'une révolution de palais", je maintenais devant nos amis qu'à cause de leur athéisme foncier les révolutionnaires russes iraient, s'ils le pouvaient, jusqu'à changer les structures mêmes de la logique, de la morale et de la vie humaine. Pour en être certain, il suffisait d'en avoir connu quelques-uns.
    De ceux qui venaient alors à la maison je n'ai retenu aucun nom. Ils étaient tous plus âgés que moi, ils fréquentaient la Sorbonne ou la faculté de Médecine, et par là, ils m'en imposaient. J'inclinais de plus en plus à les croire, et de jour en jour grandissaient ma tristesse et l'ennui de vivre que ni le travail, ni aucune distraction n'arrivaient à surmonter.
   

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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeSam 13 Fév 2016 - 13:15

Nous commençâmes, ma soeur et moi à aller aux Concerts Colonne et aux Concerts Lamoureux. Je m'étais mise à déchiffrer beaucoup de musique de piano et de chant. Assez souvent aussi, nos parents nous emmenaient aux soirées organisées par la colonie russe où, après une partie musicale ou littéraire, on dansait jusqu'au matin. Nous gardions toujours dans notre mise une simplicité candide. Il n'était pas question de robes de bal ! Je venais avec ma plus jolie robe d'après-midi, quelle qu'elle fût. Une fois, cette robe était en drap garni de velours, col montant et manches longues. Je dansai plus que jamais; mais j'ai eu si chaud que je ne l'ai pas oublié ! Rien n'arrivait cependant à combler le vide grandissant de mon cœur. Il était toujours dans l'attente d'un grand événement, d'une parfaite plénitude. L'espérance l'habitait; mais sa flamme était vacillante.


RENCONTRE DE LA PHILOSOPHIE

La philosophie vint à moi d'abord sous les traits remarquables du Docteur Charles Rappoport, à qui mes parents avaient demandé de me préparer au second examen du baccalauréat, l'examen de philosophie. Le Docteur Rappoport, au nez camus, à la barbe longue, rousse et bouffante et répandue sur tout le visage, était connu dès lors comme théoricien du marxiste et collaborateur de Jaurès. Mais ce n'était pas là ce qui m'intéressait. Pour moi, le Dr Rappoport planait dans le ciel métaphysique du troisième degré d'abstraction.
Dès les premières leçons, je sentis les dispositions religieuse de mon enfance à l'égard de la vérité désirée affluer de nouveau en moi. Je me rappelle que mon professeur me demanda alors ce que, avant tout, je voulais savoir ? - "Savoir ce qui est !", lui répondis-je avec élan, et sans réfléchir. Il trouva que j'avais "l'esprit philosophique", et cela m'encouragea beaucoup. Il fut très bon et très patient avec moi, il ne méprisa pas mon ignorance.

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MessageSujet: Re: "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain   "Les grandes amitiés", par Raïssa Maritain Icon_minitimeSam 22 Juil 2017 - 13:42

Chapitre 3 : La Sorbonne
 


Adolescence



Dix-sept ans !  Seulement dix-sept ans et déjà les plus profondes exigences de l'esprit et de l'âme élèvent leurs voix. Toute une vie est déjà vécue, celle de lcece 'enfance, celle de la confiance illimitée. Maintenant, l'adolescence est là avec sa vertu propre qui est une totale exigence. En vérité, l’adolescence fait face à l'univers, elle lui enjoint de comparaître et de rendre des comptes. et de s'expliquer et se justifier, car elle accuse la vie. Elle fait face à ses maîtres, le regard clair, l'esprit ardent, les mains grandes ouvertes, vides encore de tout fruit de science et de sagesse, mais nettes comme est son regard.

  Si les maîtres se souvenaient un peu de l'âme de leur jeunesse, comme ils trembleraient devant l'ingénuité qui vient à eux avec la confiance encore de l'enfant, avec déjà les droits d'un justeav juge. Mais les maîtres de ce temps-là, si bons, si dévoués, si compétents qu'ils fussent, semblent avoir tout oublié; les maître eux-mêmes avaient été depuis longtemps égarés. De génération en génération, ils s'étaient éloignés toujours davantage des grandes exigences de l'esprit humain. Le développement éblouissant des sciences de la nature physique et les espérances infinies qu'il avait éveillées avaient fait mépriser les disciplines de la sagesse. - Cette sagesse à laquelle, cependant, nous aspirons avant et après et par dessus toute connaissance des sciences particulières.
  Les maîtres dont j'évoque ici la responsabilité à l'égard de nombreuses générations d'étudiants, n'étaient pas tant savants que les philosophes, et parmi les savants ceux-là seulement qui dépassant les limites de leur science et de leur compétence, professaient plus ou moins consciemment une métaphysique informe et simpliste, où je retrouvais, et cette fois affirmés par les maîtres eux-mêmes, l'empirisme naïf, le mécanisme et le matérialisme que j'avais déjà entendu professer par quelques-unes de leurs élèves.
 
   Voici donc la Sorbonne au début de notre siècle, dans les années qui ont précédé la guerre de 1914. Voici la Sorbonne que j'ai connue. Elle n'a gardé aucun vestige, aucun souvenir de ses maîtres du Moyen-âge. Ses vastes amphithéâtres, sa magnifique bibliothèque sont décorés de peintures modernes maintenant presque toutes noircies et affadies. Mais j'ignore le moyen-âge, je ne regarde pas les fresques vraies ou marouflées. Comme le chat dont parle Kipling "qui s'en allait tout seul", je m'en vais toute seule )à travers les cours remplis d'une jeunesse bruyante et barbare. Toute seule, ne connaissant personne. Je ne parle à personne, je ne cherche à connaître personne. J'ai affaire seulement avec ces maîtres qui, sans que je les interroge, vont certainement répondre à toutes mes interrogations, me donneront de l'univers une vue ordonnée, mettront toutes choses à leur vraie place après quoi je saurai moi aussi quelle est ma place en ce monde et si je peux ou non accepter la vie que je n'ai pas choisie et qui me pèse.

  Ce qui me meut alors, ce n'est pas la curiosité, je ne suis pas avide de savoir n'importe quoi, encore moins de tout savoir; je ne suis pas bouleversée par "les découvertes de la science", - pour le moment, elles me laissent assez indifférente, comme quelque chose d'excellent mais qui ne me regarde pas immédiatement.  Non, je ne cherche vraiment que ce dont j'ai besoin pour justifier l'existence, ce qui me paraît, à moi, nécessaire pour que la vie humaine ne soit pas une chose absurde et cruelle. J'ai besoin de la joie, de l'intelligence, de la lumière de la certitude, d'une règle de vie établie dans une vérité sans défaut. Avec de telles dispositions, évidemment, j'aurais dû d'abord m’adresser aux philosophes. Mais personne ne m'avait conseillée. Et je croyais encore que les sciences de la nature avaient les clés de toute la connaissance.

  Je prends donc mes inscriptions à la Faculté des Sciences. Je suis le cours de Bonnier, de Matruchot, de Haug, de Gentil, de Dastre et de Lapique, et puis de Giard et de Dantec.
J'apprends la Botanique, la Géologie, la Physiologie, l'Embryologie. Naturellement, aucune de mes de mes "questions" n'est traitée par les savants éminents qui nous enseignent la structure de l'univers physique.

(A suivre)


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Dernière édition par boisvert le Mar 1 Aoû 2017 - 13:28, édité 4 fois
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