Homélie prononcée lors de la célébration du Vendredi-Saint 1998, dans la basilique Saint-Pierre à Rome, par le P. Raniero Cantalamessa, en présence de Jean-Paul II [1]
Introduction
Dans sa Lettre apostolique Tertio Millennio adveniente qui, comme une étoile, guide l’Église catholique vers le jubilé de l’an 2000, le Saint-Père Jean-Paul II a écrit: "Il est juste que, le deuxième millénaire du christianisme arrivant à son terme, l’Église prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants... Elle ne peut passer le seuil du nouveau millénaire sans inciter ses fils à se purifier, dans la repentance, des erreurs, des infidélités, des incohérences, des lenteurs" (n° 33).
Parmi ces péchés, celui qui fut commis contre le peuple juif revêt un relief particulier. A la fin du Symposium qui s’est tenu l’an passé au Vatican du 30 octobre au ler novembre, sur les chrétiens et l’antisémitisme, le Pape affirmait : "Dans le monde chrétien, des interprétations erronées et injustes du Nouveau Testament relatives au peuple juif et à sa prétendue culpabilité ont trop longtemps circulé, engendrant des sentiments d’hostilité à l’égard de ce peuple. Elles ont contribué à assoupir bien des consciences, de sorte que, quand a déferlé sur l’Europe la vague des persécutions inspirées par un antisémitisme paresse... la résistance spirituelle de beaucoup n’a pas été celle que l’humanité était en droit d’attendre de la part des disciples du Christ" (n° 1).
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Faut-il censurer saint Paul et les Evangiles ?
Tout au long des siècles, le Vendredi-Saint a été le terrain de culture privilégié de l’incompréhension et de l’hostilité envers les juifs. Il est donc juste que ce soit à partir du Vendredi-Saint que commence l’œuvre de réconciliation et de "purification de la mémoire".
Saint Paul nous donne cette interprétation de l’événement de la Croix : "C’est lui, le Christ, qui est notre paix: des deux, Israël et les païens, il a fait un seul peuple ; par sa chair crucifiée, il a fait tomber ce mur qui les séparait, le mur de la haine [ ... ]. Il voulait ainsi rassembler les uns et les autres en faisant la paix [ ... ]. Les uns comme les autres, réunis en un seul corps, il voulait les réconcilier avec Dieu par la Croix : en sa personne, il a tué la haine [ ... ]. Par lui, les uns et les autres, nous avons accès auprès du Père, dans un seul Esprit" (Ep 2, 14-18). Ces deux peuples, bien sûr, sont les juifs et les païens.
Cette vision prophétique de l’Apôtre a été fortement obscurcie dans les faits. Et ce fut justement dans une homélie prononcée un Vendredi-Saint en Asie mineure, au ]le siècle (nous en avons lu un passage dans la Liturgie des Heures d’hier), que fut lancée pour la première fois contre les juifs, par Méliton de Sardes, l’accusation, sans nuance aucune, de déicide. "Qu’as-tu fait, Israël ? Tu as tué ton Seigneur, au cours de la grande fête. Ecoutez, ô vous, les descendants des nations, et voyez. Le Souverain est outragé. Dieu est assassiné ... par la main d’Israël" (Sur la Pâque, 73-96: Sources Chrétiennes 123, p. 102-116).
C’est dans le contexte de cette polémique antijuive que naît, déjà chez Méliton, le genre des Impropères, ou Reproches, qui entre plus tard également dans la liturgie latine de l’adoration de la Croix. On énumère un à un les bienfaits de Dieu pour Israël et, à chacun, l’on oppose l’ingratitude du peuple. "C’est lui qui t’a fait sortir d’Égypte ... Toi, au contraire .........
Il est vrai que, dans ce texte et dans d’autres semblables, il faut faire une large part à la rhétorique, en particulier au genre de la diatribe qui était alors en vogue. Mais la semence était jetée et elle laissera sa trace dans la liturgie (que l’on pense au célèbre adjectif employé dans la prière pour les juifs et qui a été supprimé), dans l’art et même dans le folklore, contribuant à répandre le stéréotype négatif du « Juif ».
............... Tout cela, comme le remarquait le Saint Père, a rendu les chrétiens moins vigilants quand, dans notre siècle, la fureur nazie s’est déchaînée contre les juifs. En somme cela a favorisé, indirectement, la Shoa, l’Holocauste. Mais déjà bien avant cet épilogue fatal, la polémique a servi à justifier de multiples vexations et a causé au peuple juif bien des souffrances de la part des populations chrétiennes et des institutions elles-mêmes de l’Église.
Mais j’en viens à ce qui me semble le plus urgent d’éclaircir. A l’occasion du récent débat qui a suivi la publication du Document du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, "Nous nous souvenons", un homme de culture reconnu a formulé un jugement radical sur toute la question : "La source de tout antijudaïsme - a-t-il écrit en première page d’un grand quotidien - se trouve dans le Nouveau Testament, spécialement dans les Lettres de saint Paul et l’Apocalypse. Un fils d’Israël ne peut oublier que l’époque des Patriarches, en laquelle il est habitué à voir l’instauration de la Loi et le sommet du rapport confiant avec Dieu, est jugée par Paul comme un temps dominé par le péché et par la mort. Et il ne peut tolérer que Jérusalem, le lieu sacré par excellence, soit considéré par l’auteur de l’Apocalypse comme la concentration du mal physique et métaphysique, où règnent le Dragon et la Bête".
L’unique remède - poursuit l’auteur - serait de "censurer saint Paul, de censurer l’Apocalypse et ces passages de l’Evangile où le sentiment antijuif s’exprime plus intensément". Mais étant donné que l’on ne peut demander aux chrétiens de faire cela (et ce serait même une perte si on le faisait), il ne reste à chacun qu’à cultiver ses propres racines religieuses, dans un esprit de tolérance, en tendant vers ces valeurs universelles qui sont au-delà de toutes les religions et qui sont communes à toutes (P. Citati, " Le radici dell’odio contro gli ebrei ", in Repubblica, 18 mars 1998).
Un discours, comme on voit, tout à fait paisible ! Mais je crois y découvrir une équivoque fondamentale. Paul ne considère pas comme "un temps dominé par le péché et la mort" seulement l’époque des Patriarches, mais celle de toute l’humanité qui précède le Christ. "Juifs et Grecs affirme-t-il dans sa Lettre aux Romains -, tous sont sous la domination du péché" (Rm 3, 9). A l’intérieur de cette situation commune de péché et de mort, il reconnaît même au peuple juif une claire supériorité. "Le juif a-t-il quelque chose de plus ? Et sa circoncision est-elle utile ? Bien sûr, et à bien des égards ! Et d’abord parce que les paroles de Dieu lui ont été confiées" (Rm 3,1-2).
Comment peut-on accuser Paul de ne pas reconnaître en Abraham "le sommet du rapport confiant avec Dieu", alors que c’est précisément pour cela qu’il l’appelle ‘le père de tous les croyants"‘ (cf. Rm 4, 16) ? En ce qui concerne saint Paul, une grande confusion découle de ce qu’on l’accuse d’avoir polémique "contre les juifs" alors que c’est, en réalité, une polémique contre les judéo-chrétiens".
Par ailleurs, ce que Paul et Jean disent des juifs n’est rien par rapport à ce qu’ils disent des païens. ..................................
Qui est coupable de "déicide"?
Je crois que la juste réponse au problème soulevé se trouve dans les paroles du Pape que j’ai rappelées tout à l’heure : "Dans le monde chrétien, des interprétations erronées et injustes du Nouveau Testament relatives au peuple juif et à sa prétendue culpabilité ont trop longtemps circulé". L’antisémitisme ne naît pas de la fidélité aux Ecritures chrétiennes, mais de l’infidélité à leur égard. En ce sens, la situation nouvelle qui s’est créée par le dialogue entre juifs et chrétiens s’avère utile pour mieux comprendre nos Ecritures elles-mêmes ? Elle est un signe des temps. Voyons en quel sens.
Reportons-nous à la plus ancienne formulation du mystère pascal, au kérygme. Il ne mentionne jamais les juifs comme cause de la mort du Christ, mais "nos péchés": "Jésus notre Seigneur [a été] livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification" (Rm 4, 24-25 ; 1 Co 15, 3). Les Symboles de foi eux-mêmes, qui portent la trace du nom de Ponce-Pilate, ne mentionnent jamais les juifs en parlant de la crucifixion et de la mort du Christ.
Certes, certains chefs des juifs ont joué un rôle actif dans la condamnation de Jésus. Le récit de la Passion que nous venons d’entendre nous l’a rappelé. ................... Jean écrit:" Il est la victime offerte pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres mais encore pour ceux du monde entier" (1 Jn 2, 2). Du monde entier: même de ceux qui ne le savent pas, ou qui n’y croient pas !
On oublie un autre fait dans la polémique avec les juifs ils ont agi par ignorance (même si cela ne veut pas dire sans faute). Le Christ le dit sur la Croix : "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ‘ (Lc 23, 34). "Maintenant, frères, je sais bien que vous avez agi dans l’ignorance, vous et vos chefs", dit Pierre après la Pentecôte (Ac 3, 17 ; cf. Ac 13, 27). "S’ils l’avaient connu, ils n’auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire" (1 Co 2,
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La racine de l’antisémitisme : un manque d’amour
Mais si "les racines de la haine contre les juifs" ne se trouvent pas dans le Nouveau Testament, où sont-elles ? Comment, et quand, la fracture s’est-elle produite ? Je crois qu’il n’est pas difficile de le découvrir. Jésus, les Apôtres, le diacre Etienne (cf. Ac 7) ont polémiqué contre les chefs des juifs, employant, parfois, un ton très dur. Mais dans quel esprit l’ont-ils fait ? Quand il a annoncé la destruction de Jérusalem, Jésus a pleuré, comme il a pleuré à la mort de son ami Lazare. Etienne est mort en criant: "Seigneur, ne leur impute pas ce péché !".
Paul, le principal accusé dans toute cette affaire, en arrive à dire des paroles qui font frémir. "J’affirme ceci dans le Christ: je ne mens pas et ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit Saint. J’ai sur le cœur une grande tristesse, une douleur incessante. Pour les juifs, nies frères de race, je souhaiterais même être maudit, séparé du Christ’ (Rm 9, 1-3). Paul, pour qui "vivre, c’est le Christ" ("Mihi vivere, Christus est"), accepterait d’être séparé de lui, excommunié, si cela pouvait servir à ce que ses frères selon la chair acceptent le Messie !
Ces hommes parlaient à partir de l’intérieur du peuple juif, se sentaient solidaires de lui, car ils appartenaient à la même réalité religieuse et humaine. Ils pouvaient dire : "Ils sont juifs ? Moi aussi!" Quand on s’aime, on peut se parler ainsi. Est ce que les prophètes, Moise lui-même, ont été moins sévères à l’égard d’Israël ? Ne l’ont-ils pas été parfois beaucoup plus ? C’est d’eux qu’ont été tirées les expressions les plus sévères du Nouveau Testament. Les "Impropères" eux-mêmes, d’où tirent-ils leur source ultime, sinon du genre littéraire du procès sacral (le "rib") que Dieu intente, dans l’Ancien Testament, à son peuple (cf. Dt 32 ; Mi 6, 3-4 ; Ps 77 et 105) ?
Est-ce que les juifs se sont sentis offensés par Moise et par les prophètes, et les ont accusés, à cause de cela, d’antisémitisme ? Ils savent bien que, en l’occurrence, Moise est prêt à se faire rayer lui-même du Livre de vie plutôt que de se sauver seul, sans son peuple. Au fond, cela n’est pas différent de ce qui se passe aussi entre nous. Dante Allighieri adresse aux Italiens des invectives telles que si un étranger se risquait à s’en approprier ne serait-ce qu’une toute petite partie, nous en ferions une tragédie. De sa part, nous l’acceptons ; nous sentons qu’il est des nôtres, qu’il parle avec amour, non pas avec mépris.
Que s’est-il passé, au contraire, lors du passage de la primitive Eglise judéo-chrétienne à l’Église des Gentils ? Les Gentils ont faite leur la polémique de Jésus et des Apôtres contre le judaïsme, mais non pas leur amour des juifs ! La polémique s’est transmise, l’amour non ! Quand ils parleront de l’événement de la destruction de Jérusalem, les Pères de l’Église ne le feront pas en pleurant. Bien au contraire !
La racine du problème est tout entière ici : un manque d’amour, c’est-à-dire une infidélité au précepte central de l’Evangile. Nous, chrétiens, avons continué à nous plaindre, et ceci jusqu’à la veille de la Shoa, de la haine antichrétienne des juifs, de leur opposition à la diffusion de l’Evangile (ce qui, spécialement au début, fut certainement vrai), mais, nous ne nous sommes pas aperçus de la "poutre" qui était dans notre coeur !
Il ne s’agit pas d’intenter un procès sommaire au passé. " Pour juger correctement l’histoire - écrit le Pape dans Tertio Millennio adveniente -, on ne peut se dispenser de prendre attentivement en considération les conditionnements culturels de l’époque" . En effet, on pensait alors unanimement que les droits à la vérité passaient avant ceux de la personne. Il ne s’agit donc pas d’intenter un procès au passe. Et cependant, poursuit la Lettre du Pape, "la considération des circonstances atténuantes ne dispense pas l’Église du devoir de regretter profondément les faiblesses de tant de ses fils qui ont défiguré son visage et l’ont empêchée de refléter pleinement l’image de son Seigneur crucifié, témoin insurpassable d’amour patient et d’humble douceur" (TMA, 35). Quand l’Église parle de ses "fils", nous savons qu’elle inclut aussi parmi eux "ses Pères"!
Le péché contre les juifs est un péché contre l’humanité du Christ
Quand je parle de la faute contre nos frères juifs, je ne pense pas seulement à celle des autres, des générations qui m’ont précédé. Je pense aussi à la mienne. Je me souviendrai toujours du moment où ma conversion a commencé à cet égard. C’était sur l’avion qui me ramenait de mon premier pèlerinage en Terre sainte. Je lisais la Bible et cette phrase de la Lettre aux Ephésiens me tomba sous les yeux : "Jamais personne n’a pris en haine sa propre chair" (Ep 5, 19). Je compris qu’elle s’applique aussi au rapport de Jésus avec son peuple. Et, du coup, mes préjugés, sinon mon hostilité à l’égard des juifs, absorbés insensiblement au cours de mes années de formation, m’apparurent comme une offense faite à Jésus lui-même.
Il a pris tout ce qui est à nous, à l’exception du péché. Mais l’amour de sa patrie et la solidarité avec son peuple ne sont pas un péché, ils sont une valeur. Donc, en vertu de l’Incarnation elle-même, Jésus - appelons-le désormais de son nom juif, Yeshua - aime le peuple d’Israël. D’un amour si fort et si pur qu’aucun patriote au monde n’a jamais eu un tel amour pour sa patrie. Le péché contre les juifs est aussi un péché contre l’humanité du Christ.
J’ai compris que je devais me convertir à Israël, "l’Israël de Dieu", comme l’appelle l’Apôtre, qui ne coïncide pas nécessairement et en tout avec l’Israël politique, même si on ne peut pas non plus l’en séparer. ................Revenons, pour terminer, au passage de la Lettre aux Ephésiens. Le mur de la haine, abattu sur la Croix, s’est reconstitué et consolidé au cours des siècles. Nous devons l’abattre à nouveau, par le repentir et la demande de pardon à Dieu et à nos frères juifs. Il faut que les gestes et les paroles de réconciliation qui émanent de la hiérarchie de l’Église ne dorment pas dans les documents, mais parviennent au cœur de tous les baptisés. .............
[1] Texte original italien dans l’Osservatore Romano du 12 avril 1998. Traduction, titre et sous-titres de la Documentation catholique, 7 juin 1998, n° 11.
Mis en ligne sur le site de Convertissez-