Homélie 32
Prononcée devant le peuple
dans la basilique des saints Processus et Martinien,
le jour de leur fête
2 juillet 591
Le renoncement et la croix
J
ésus donne dans l’évangile du jour deux commandements nouveaux : se renoncer et porter sa croix.
I- (1-2) «C’est peu, remarque saint Grégoire, de renoncer à ce qu’on a, mais c’est considérable de renoncer à ce qu’on est.» Prenant soin de distinguer en l’homme la nature créée par Dieu et l’état où le péché l’a mise, le pape précise que l’homme doit renoncer au mal qu’il a fait, mais non à l’être que Dieu lui a donné.
II- (3-6) La suite de l’Homélie apprend aux auditeurs les deux manières dont ils peuvent porter leur croix : en leur chair par l’abstinence, en leur âme par la compassion. Un écueil, cependant, menace chacune des deux vertus, et le prédicateur l’expose : la vaine gloire chez l’ascète abstinent, l’indulgence pour le péché chez l’homme compatissant. Poursuivant son commentaire de l’évangile, Grégoire explique comment on peut, hors des temps de persécution, perdre sa vie pour la gagner. L’ancien moine revient ici à l’idée du martyre non sanglant, si chère aux Pères du monachisme. Rester fidèle aux exigences du christianisme, quoi qu’il puisse en coûter, est une bonne manière de ne pas rougir du Christ devant les hommes.
III- (7-9) La dernière phrase de l’évangile, où Jésus promet à ses disciples qu’ils ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu, est bien énigmatique, et elle exige quelques explications de notre orateur. Le Seigneur, sachant combien il nous serait difficile de croire en la vie future, est venu au secours de notre espérance. Il nous montre, par celles de ses promesses qu’il réalise dès ici-bas, que celles de l’au-delà seront également honorées. Nous sommes aidés dans le même sens par l’exemple des saints martyrs fêtés en ce jour : certains de l’existence d’une vie éternelle, ils n’ont pas craint de tout lui sacrifier. Et leurs âmes ont si bien trouvé la vie désirée que même leurs os morts rendent aujourd’hui la santé et la vie. Le pape raconte ici une histoire capable de stimuler la ferveur des fidèles. On y entend les martyrs du lieu promettre à une pieuse femme, venue les prier, de se faire ses défenseurs au jour du jugement dernier. Selon son habitude, le prédicateur achève ainsi son Homélie sur la perspective des comptes à rendre au dernier jour : la plus apte à faire sentir combien est sérieux l’enjeu de la vie, et à quel point il faut désirer la miséricorde divine.
Lc 9, 23-27 En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples : «Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix chaque jour et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra; et celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera. Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il se perd lui-même et se fait tort à lui-même?
«Car celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme rougira de lui lorsqu’il viendra dans sa majesté et dans celle du Père et des saints anges. Je vous le dis en vérité, il y en a quelques-uns ici qui ne goûteront pas la mort qu’ils n’aient vu le Royaume de Dieu.»
Le Seigneur, notre Rédempteur, étant venu en ce monde comme un homme nouveau, il a donné au monde des préceptes nouveaux. A notre vie ancienne, toute nourrie dans le vice, il a opposé sa nouveauté. Que savait faire le vieil homme, l’homme charnel, sinon garder pour lui ses biens, s’emparer, s’il le pouvait, de ceux des autres, ou, s’il ne le pouvait, les convoiter? Mais le Médecin céleste applique à chacun de nos vices le remède contraire. De même que l’art médical soigne le chaud par le froid et le froid par le chaud, Notre-Seigneur applique à nos péchés les remèdes qui leur sont opposés. Il prescrit, par exemple, la continence aux débauchés, la libéralité aux avares, la douceur aux coléreux, l’humilité aux orgueilleux.
Tandis qu’il proposait ainsi de nouveaux commandements à ceux qui le suivaient, il leur déclara : «Quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple.» (Lc 14, 33). C’est comme s’il disait clairement : «Vous que votre ancienne vie entraîne à convoiter les biens d’autrui, soyez portés par votre vie nouvelle à donner même vos propres biens.» Mais écoutons ce que dit le Sauveur dans l’évangile qu’on vient de nous lire : «Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même.» Dans le premier texte, il nous demande de renoncer à nos biens; dans le second, de nous renoncer nous-mêmes. Peut-être n’est-il pas difficile à un homme de quitter ses biens, mais il lui est extrêmement difficile de se quitter lui-même. C’est peu de renoncer à ce qu’on a, mais c’est considérable de renoncer à ce qu’on est.
2. Si nous venons à lui, le Seigneur nous commande de nous détacher de nos biens, car en entrant dans le combat de la foi, nous entreprenons de lutter contre les esprits malins, qui ne possèdent absolument rien en ce monde. C’est donc dévêtus que nous devons lutter avec ceux qui le sont. En effet, si quelqu’un lutte sans enlever ses vêtements contre un adversaire dévêtu, il est bien vite jeté à terre par ce dernier, parce qu’il lui donne prise. Tous les biens de la terre ne sont-ils pas comme des vêtements pour le corps? Que celui qui engage le combat contre le diable s’en dépouille donc pour ne pas succomber. Qu’il ne possède rien en ce monde avec attache du cœur, qu’il ne recherche aucun des plaisirs que procurent les choses qui passent, de peur que les vêtements dans lesquels il aime à se draper ne donnent prise pour le faire tomber.
Quitter nos biens ne suffit pourtant pas si nous ne nous quittons aussi nous-mêmes. Nous quitter aussi nous-mêmes, qu’est-ce à dire? Si nous quittons notre propre moi, où irons-nous en dehors de nous? Et comment aller [quelque part] si l’on s’est abandonné soi-même? Mais une chose est ce que nous sommes par notre chute dans le péché, une autre ce que nous avons reçu de la nature par notre création; une chose est ce que nous avons fait, une autre ce que nous avons été faits. Quittons-nous nous-mêmes, tels que nous nous sommes faits en péchant, et demeurons nous-mêmes, tels que nous avons été faits par le don de Dieu. Voilà quelqu’un qui était orgueilleux : s’il devient humble en se convertissant au Christ, il s’est quitté lui-même. Si un débauché est passé à une vie de continence, il a bien renoncé à ce qu’il était. Si un avare, ayant cessé de convoiter, a appris à faire largesse de ses biens après avoir volé les biens d’autrui, peut-on douter qu’il s’est quitté lui-même? Il reste assurément lui-même quant à la nature, mais il n’est plus lui-même quant à la malice. Aussi est-il écrit : «Retourne les impies, et ils cesseront d’exister.» (Pr 12, 7). Les impies, une fois convertis, cesseront en effet d’exister, non parce qu’ils cesseront tout à fait d’exister dans leur essence, mais parce qu’ils cesseront d’exister dans leur état de péché et d’impiété.
Nous quitter nous-mêmes, nous renoncer nous-mêmes, c’est donc éviter ce qui en nous ressortissait au vieil homme, et tendre à nous transformer en cet homme nouveau que nous sommes appelés à devenir. Mesurons combien Paul s’était renoncé lui-même, lui qui affirmait : «Et si je vis, ce n’est plus moi qui vis.» (Ga 2, 20). En lui, le cruel persécuteur avait été anéanti, et le prédicateur plein de bonté avait commencé à vivre. S’il avait continué à être lui-même, il n’aurait assurément pas été plein de bonté. Mais cet homme qui déclare ne plus vivre, qu’il nous dise d’où il tire le pouvoir de proclamer la doctrine de vérité par de saintes paroles. Le texte ajoute aussitôt : «C’est le Christ qui vit en moi.» C’est comme si Paul disait clairement : «Assurément, je suis mort à moi-même, puisque je ne vis plus selon la chair; mais mon essence n’en est pas anéantie pour autant, car je vis dans le Christ selon l’esprit.»
Laissons donc la Vérité nous dire et nous redire : «Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même.» A moins de se séparer de soi-même, on n’approche pas de celui qui est au-dessus de nous, et l’on ne peut atteindre ce qui nous dépasse si l’on ne sait pas sacrifier ce qu’on est. C’est ainsi qu’on transplante les légumes pour les faire profiter, et qu’on les arrache, si j’ose dire, pour les faire grandir. C’est ainsi que les semences des êtres meurent, une fois mises en terre, pour se relever et multiplier ensuite leur espèce avec d’autant plus de fécondité. Et là où elles paraissent avoir perdu ce qu’elles étaient, elles trouvent en fait de quoi devenir ce qu’elles n’étaient pas.
3. Mais celui qui renonce désormais à ses vices doit encore chercher à acquérir les vertus dans lesquelles il lui faut croître. Car le Seigneur, ayant dit : «Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même», ajoute aussitôt : «Qu’il porte sa croix chaque jour et qu’il me suive.» On peut porter sa croix de deux façons : soit qu’on mortifie son corps par l’abstinence, soit qu’on afflige son âme par la compassion envers le prochain. Considérons comment Paul avait porté sa croix de l’une et l’autre façon, lui qui affirmait : «Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé.» (1 Co 9, 27). C’est là nous faire entendre ce que fut la croix de sa chair dans la mortification de son
corps; écoutons maintenant ce que fut la croix de son esprit dans la compassion envers son prochain: «Qui est faible, demande-t-il, sans que moi aussi je le sois avec lui? Qui vient à tomber sans qu’un feu me dévore?» (2 Co 11, 29). Ce parfait prédicateur, voulant nous donner l’exemple de l’abstinence, portait la croix en son corps; et comme il assumait la peine des faiblesses d’autrui, il portait la croix en son cœur.
4. Mais puisque certains vices sont proches des vertus elles-mêmes, il nous faut dire quels sont ceux qui font le siège de l’abstinence de la chair et de la compassion de l’esprit.
L’abstinence de la chair est parfois assiégée étroitement par la vaine gloire, puisqu’on loue la vertu que révèlent la maigreur du corps et la pâleur du visage. Cette vertu va se perdre d’autant plus vite au-dehors qu’elle s’extériorise davantage aux yeux des hommes par la pâleur qu’on manifeste. Il advient alors souvent qu’on croie une action accomplie pour Dieu, alors qu’elle ne l’est que pour gagner la faveur des hommes. Une telle attitude est bien symbolisée par ce Simon qui, rencontré sur le chemin, est réquisitionné pour porter la croix du Seigneur (cf. Mt 27, 32). Car c’est être réquisitionné pour porter le fardeau d’un autre, que de faire quelque chose par vanité. Que représente donc Simon, si ce n’est ceux qui pratiquent l’abstinence et s’en flattent? Ils affligent sans doute leur chair par l’abstinence, mais sans en rechercher le fruit intérieur. Simon est réquisitionné pour porter la croix du Seigneur, puisque n’étant pas animé par une volonté bonne en cette œuvre bonne, il effectue en pécheur un travail de juste, et n’en recueille pas les fruits. C’est pourquoi Simon porte la croix, mais ne meurt pas : ainsi, ceux qui pratiquent l’abstinence et s’en flattent affligent assurément leur corps par l’abstinence, mais continuent de vivre pour le monde en désirant la gloire.
Quant à la compassion de l’âme, une fausse bonté en fait souvent un siège insidieux, en l’entraînant parfois à la condescendance pour les vices, alors que le péché ne mérite pas la compassion, mais le zèle [de la correction]. La compassion est due aux hommes, mais la rigueur aux vices, en sorte qu’en un seul et même homme, nous sachions à la fois aimer le bien de son être fait par Dieu et pourchasser le mal que lui-même a fait, de peur qu’en lui remettant ses fautes imprudemment, nous ne fassions pas paraître une charité compatissante, mais une négligence complice.
5. Le texte poursuit : «Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra; et celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera.» Le fidèle s’entend dire : «Celui qui voudra sauver sa vie la perdra; et celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera», un peu comme on dirait à un cultivateur : «Si tu gardes ton blé, tu le perds; si tu le sèmes, tu le renouvelles.» Qui ne sait, en effet, que le blé, une fois semé, disparaît à la vue et se perd dans la terre? Mais là même où il est tombé en poussière, il reverdit en pousses nouvelles.
Puisque la sainte Eglise connaît tantôt un temps de persécution, tantôt un temps de paix, notre Rédempteur diversifie ses préceptes en fonction des temps susdits. Au temps de la persécution, on doit donner sa vie; au temps de la paix, on doit briser les désirs de la terre qui risquent le plus de nous assujettir. Aussi le Seigneur nous dit-il maintenant : «Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il se perd lui-même et se fait tort à lui-même?» Nous devons, lorsque nos ennemis cessent de nous persécuter, mettre beaucoup plus de vigilance à garder notre cœur. Car au temps de la paix, comme il nous est permis de vivre, nous prenons aussi plaisir à désirer. Cette avidité, il nous est assurément possible de la maîtriser, en considérant attentivement l’état de celui qui désire. Pourquoi, en effet, s’appliquer instamment à amasser, quand celui-là même qui amasse ne peut subsister?
Que chacun considère donc ce qu’il aura à courir, et il reconnaîtra que le peu qu’il possède lui suffit. Mais peut-être craint-on de manquer de ressources sur la route de cette vie? La brièveté même du chemin nous blâme de porter nos désirs au loin. Il est inutile de se charger de gros bagages lorsque le but à atteindre est tout proche.
Nous parvenons ordinairement à vaincre notre avidité, mais un obstacle demeure : tout en marchant dans la voie droite, nous ne veillons pas suffisamment à la perfection. Souvent, en effet, nous méprisons tout ce qui passe, mais nous restons pourtant entravés par notre respect humain : nous gardons la droiture dans notre esprit, sans avoir encore la force de l’exprimer par la parole. Et s’agissant de défendre la justice, nous tenons d’autant moins compte du regard de Dieu que nous craignons davantage celui des hommes qui s’opposent à la justice. Mais le Seigneur ajoute également ce qui convient pour soigner une telle blessure, quand il déclare : «Car celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme rougira de lui lorsqu’il viendra dans sa majesté et dans celle du Père et des saints anges.»
6. Mais voici maintenant que les hommes se disent en eux-mêmes : «Nous ne rougissons plus du Seigneur et de ses paroles, puisque nous le confessons ouvertement.» Je leur réponds qu’il en est plus d’un, en ce peuple chrétien, qui ne confessent le Christ que parce qu’ils voient que tous sont chrétiens : si le nom du Christ n’était pas aujourd’hui en tel honneur, la sainte Eglise ne compterait pas tant de membres pour confesser le Christ. Confesser sa foi par des paroles ne suffit donc pas pour en fournir la preuve, car l’ensemble des hommes en faisant autant, on n’a pas lieu d’en avoir honte. Il y a cependant pour chacun des occasions de s’interroger, pour savoir s’il confesse véritablement le Christ : ne rougit-il plus de son nom? A-t-il triomphé du respect humain par une pleine vigueur spirituelle?
En temps de persécution, les fidèles pouvaient être couverts de confusion, dépouillés de leurs biens, démis de leurs charges et roués de coups. Mais puisque ces persécutions font défaut en temps de paix, il y a pour nous d’autres occasions de faire nos preuves. Nous craignons souvent le mépris de nos proches, nous refusons de supporter des mots d’injures; et s’il nous arrive à l’occasion de nous disputer avec notre prochain, nous avons honte de faire réparation les premiers. Car le cœur charnel1, recherchant la gloire de cette vie, n’a que faire de l’humilité. Et si l’homme qui s’est mis en colère souhaite ordinairement se réconcilier avec celui dont l’a séparé la discorde, il a pourtant honte de faire le premier pas. Considérons ce qu’a accompli la Vérité, pour voir par où pèchent les actions de notre nature dépravée. Si en effet nous sommes les membres de ce chef suprême, il nous faut imiter celui avec qui nous formons un même corps. Paul, l’illustre prédicateur, ne nous enseigne-t-il pas en ces termes : «C’est pour le Christ que nous faisons les fonctions d’ambassadeurs, comme si Dieu [vous] exhortait par nous; nous vous en supplions au nom du Christ : laissez-vous réconcilier avec Dieu.» (2 Co 5, 20). Voici qu’en péchant, nous avons mis la discorde entre Dieu et nous, et c’est cependant Dieu qui, le premier, nous a envoyé ses ambassadeurs, afin qu’ainsi appelés, nous venions, nous qui avons péché, faire la paix avec Dieu. Qu’il rougisse donc, l’orgueil humain; qu’il soit confondu, celui qui ne fait pas le premier réparation à son prochain, puisqu’après notre faute, Dieu, qui est lui-même l’offensé, nous supplie par le moyen de ses ambassadeurs de nous laisser réconcilier avec lui.
7. Le texte poursuit : «Je vous le dis en vérité, il y en a quelques-uns ici qui ne goûteront pas la mort qu’ils n’aient vu le Royaume de Dieu.» Il arrive parfois, frères très chers, que dans la Sainte Ecriture, le Royaume de Dieu ne désigne pas le Royaume à venir, mais l’Eglise présente. Aussi est-il écrit : «Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils rassembleront tous les scandales pour les enlever de son Royaume.» (Mt 13, 41). Or il n’y aura pas de scandales dans le Royaume à venir, où les réprouvés ne sont évidemment pas admis. Un tel exemple nous permet de conclure qu’en notre texte, le Royaume de Dieu désigne l’Eglise présente. Et puisque certains des disciples devaient vivre en ce corps assez longtemps pour voir l’Eglise de Dieu bien établie, et la considérer dressée face à la gloire de ce monde, le Rédempteur fait maintenant cette promesse consolante : «Je vous le dis en vérité, il y en a quelques-uns ici qui ne goûteront pas la mort qu’ils n’aient vu le Royaume de Dieu.»
Mais pourquoi était-il nécessaire que le Seigneur, après nous avoir demandé par tant de préceptes d’accepter la mort, en vienne tout à coup à cette promesse? Si nous examinons finement cette manière d’agir, nous reconnaissons avec quelle sagesse il dispense sa bonté paternelle. A des disciples non confirmés, il fallait en effet promettre des choses touchant même la vie présente, pour qu’ils soient plus solidement fortifiés dans [leur espérance de] la vie future. C’est ainsi que Dieu promit la «terre de la promesse» (He 11, 9) au peuple juif qui allait être libéré de la terre d’Egypte, et que ce peuple, appelé aux dons célestes, fut attiré par des promesses terrestres. Pourquoi cela? Pour que recevant quelque chose dans l’immédiat, il crût plus fidèlement ce qu’on lui laissait entendre dans le lointain. Car ce peuple charnel n’aurait pas cru aux grandes choses s’il n’en avait reçu de petites. Le Dieu tout-puissant lui accorda donc les choses de la terre pour l’attirer à celles du Ciel, en sorte que recevant ce qu’il voyait, il apprît à espérer ce qu’il ne voyait pas, et qu’il devînt d’autant plus assuré des choses invisibles que les choses visibles qui lui avaient été promises soutenaient la certitude de son espérance. C’est pourquoi le psalmiste dit à bon droit : «Il leur a donné les terres des païens, et ils possédèrent le fruit du travail des peuples, afin qu’ils gardent ses commandements et observent sa Loi.» (Ps 105, 44-45). La Vérité, parlant en notre évangile à des disciples non confirmés, leur promet donc de voir le Royaume de Dieu sur la terre, pour qu’affermis dans leur foi, ils espèrent voir ce Royaume dans le Ciel. Et c’est à partir du Royaume dont, déjà en ce monde, il nous est donné de constater la très haute élévation, que nous sommes conduits à espérer le Royaume dont nous croyons bénéficier au Ciel.
Il en est à qui l’on donne le nom de chrétiens sans qu’ils aient pourtant la foi chrétienne. Ils considèrent que seules les choses visibles existent; ils n’ont aucun désir des choses invisibles, puisqu’ils pensent qu’elles n’existent même pas. Nous nous tenons ici, mes frères, près du corps des saints martyrs. Ceux-ci auraient-ils accepté de livrer leur chair à la mort sans être tout à fait certains que la vie en vue de laquelle ils devaient mourir existait bien? Or voyez comme ceux qui ont eu une telle foi brillent par leurs miracles! Des hommes bien vivants se présentent auprès de leurs corps éteints : les uns viennent malades et sont guéris, d’autres viennent parjures et sont malmenés par le démon, d’autres enfin viennent possédés et sont libérés. Comme ces martyrs doivent donc vivre, là où ils vivent, puisqu’ici où ils sont morts, ils vivent par tant de miracles!
8. Je vais, mes frères, vous raconter une histoire qui tient en peu de mots, mais n’en est pas moins digne d’intérêt. J’en ai eu connaissance par le récit que m’en ont fait de pieux vieillards. Il y avait, au temps des Goths, une femme de grande piété, qui venait avec assiduité en l’église de ces saints martyrs. Un jour, comme elle était venue prier selon son habitude, elle remarqua, en sortant, deux moines qui se tenaient là, en habit de voyage. Elle les prit pour des voyageurs et commanda qu’on leur donnât quelque chose en guise d’aumône. Mais avant que son intendant n’ait eu le temps de s’en approcher pour leur donner l’aumône, ils se trouvèrent tout près d’elle et lui dirent : «C’est toi qui, maintenant, nous visites; eh bien, au jour du jugement, c’est nous qui nous enquerrons de toi et qui ferons pour toi tout ce que nous pourrons.» Sur ces mots, ils disparurent. Epouvantée, cette sainte femme retourna prier et répandit des larmes abondantes. Elle devint, depuis ce jour, d’autant plus assidue à la prière qu’elle était plus certaine de ce qui lui avait été promis. Si, selon le mot de Paul, «la foi est la réalité des choses qu’on espère, la preuve de celles qu’on ne voit pas» (He 11, 1), comment pourrions-nous continuer à vous dire de croire en la vie à venir, quand ceux-là mêmes qui y vivent se manifestent de façon visible aux yeux des hommes? Car il vaut mieux dire de ce qu’on peut voir qu’on le connaît; c’est plus exact que de dire qu’on le croit. Le Seigneur a donc préféré nous faire connaître la vie à venir plutôt que de nous y faire croire, puisqu’il nous a montré d’une façon visible comme vivant près de lui ceux qu’il a reçus [au Ciel] de façon invisible.
9. Ces martyrs, frères très chers, faites-en donc vos protecteurs dans la cause que vous aurez à soutenir devant le Juge rigoureux. Prenez-les comme défenseurs2 en ce jour si terrible. Si demain votre cause devait être présentée devant quelque grand juge, n’est-il pas vrai que vous passeriez tout le jour à y réfléchir? Et puis, mes frères, vous vous chercheriez un protecteur, vous vous dépenseriez en instances pour qu’un défenseur se présente en votre faveur auprès d’un si grand juge. Voici que Jésus, le Juge rigoureux, va venir. Quel effroi suscite l’assemblée de ses anges et de ses archanges! C’est dans ces assises que notre cause va être plaidée, et cependant nous ne cherchons pas à présent des protecteurs qui puissent nous servir alors de défenseurs. Nous les avons à nos côtés, nos défenseurs : ce sont les saints martyrs. Ils veulent être priés, et ils cherchent, si j’ose dire, à ce qu’on les recherche. Recherchez donc leur assistance dans vos prières; trouvez en eux des protecteurs pour prendre la défense des coupables que vous êtes. Le Juge lui-même veut que nous le suppliions, pour ne pas être obligé de nous punir de nos péchés. C’est pourquoi il nous menace si longtemps de sa colère, bien qu’il nous attende dans sa miséricorde. Laissons cette miséricorde ranimer nos forces, mais sans nous rendre en rien négligents. Permettons au souvenir de nos péchés de nous troubler, mais sans précipiter notre âme dans le désespoir : malgré notre certitude quant à l’avenir, nous gardons la crainte, et malgré cette crainte, nous avons l’espérance d’acquérir bientôt le Royaume éternel, par celui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.
________________________________
1 Debita carnis : le dû conjugal. Cf. 1 Co 7, 3 : «Que le mari rende à la femme ce qu’il lui doit, et que la femme agisse de même envers son mari.»
Source : jesusmarie.com
Que Jésus Miséricordieux vous bénisse
ami de la Miséricorde