Demeurer
Demeurer est le verbe phare de tout l'évangile de Jean. On le retrouve presque à chaque page, et même plusieurs fois dans le même verset. J'aime la résonance de ce mot qui suggère le repos, la paix, le respect, l'intimité. Ce mot me bouleverse. Demeurer « comme un petit enfant auprès de sa mère », demeurer en coeur à coeur avec une soeur ou un ami, se blottir contre le coeur de Dieu plein de tendresse et de sollicitude et s'y reposer.
« Que cherchez-vous ? » A cette question de Jésus, les deux hommes qui viennent de décider de le suivre ont répondu par une autre question : « Où demeures-tu ? »
Ils ne lui demandent pas d'explication sur son identité, mais sur le lieu qu'il habite. Normal ! Puisqu'ils ont décidé de le suivre, ils ont envie de savoir où cela va les mener. Mais il y a plus : quand on demande à quelqu'un où il habite, c'est un peu une déclaration d'intérêt, sinon d'amitié ou d'amour naissant : j'ai envie de connaître ta maison, ton village, là où tu vis... de TE connaître.
Où demeures-tu ?
Jésus répond à son tour : « Venez et vous verrez ». Il aurait pu répondre : à Nazareth. Mais cela eût été très réducteur. D'abord, il n'habite plus Nazareth ; il est déjà l'homme des chemins de Palestine. Il ne reste pas en place et ne reste pas très longtemps dans le même lieu. Ensuite, sa demeure véritable ne s'enferme pas entre quatre murs.
En ce début de l'Evangile de Jean, nous avons les trois verbes qui caractérisent le disciple : chercher, suivre, demeurer...
« Ils virent où il demeurait et ils demeurèrent auprès de lui. »
Le double emploi du verbe demeurer dans cette toute petite phrase est vraiment fascinant. C'est comme un rendez-vous. La demeure de Jésus devient la demeure de ces deux hommes. Demeurer pour être avec l'être aimé. Demeurer pour aimer et se laisser aimer. Demeurer, ne plus bouger, rester dans l'éblouissement et la grâce de la présence.
Nous sommes invités à demeurer avec Jésus. Facile d'en rêver ! Moins facile de le faire... ne serait -ce que pour une méditation de dix minutes ! On s'assied pour demeurer un peu avec lui, dans sa Parole, et voilà que notre tête devient un kaléidoscope où tout ce que l'on a à penser et faire virevolte perfidement, et nous rend incapable de ... demeurer.
Il est venu habiter parmi nous.
En fait, la véritable demeure de Jésus nous est révélée dès le début de l'évangile de Jean : il a habité depuis toujours auprès du Père, si proche qu'il est Dieu lui-même. Puis, il est venu habiter parmi nous, pour que, par Lui, le Verbe de Dieu habite au milieu de nous. Enfin, pour que la grande histoire de la Nouvelle Demeure puisse commencer, il fallait que l'Esprit vienne demeurer sur le Fils. (Jn, 1, 32-33)
A la fin de l'évangile de Jean, Jésus résumera ainsi son « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde, maintenant je quitte le monde et je vais vers le Père. »
A la suite des douze, des foules seront attirées et désireront entrer dans cette demeure d'amour. Le demeurer, comme l'amour, n'étant jamais à sens unique, Jésus partagera la demeure des uns ou des autres : celle de Pierre à Capharnaüm ; celle des Samaritains qui l'invitent à demeurer chez eux et chez qui il resta deux jours ; celle de Zachée le temps d'un repas ; celle de ses amis : Marie,
Marthe, Lazare...
Là où je suis vous serez vous aussi
Mais déjà se profile le fin de ce demeurer ensemble terrestre : Jésus est venu du Père et il va y retourner. Avec quelle délicatesse il l'annonce à ses disciples : « Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. » Où vas-tu ?, lui demande Simon-Pierre.
La réponse de Jésus est bouleversante d'attention à l'autre : il ne pense pas à ce qui va lui arriver de terrible, mais à ceux qu'il aime et qu'il va laisser. Il n'a qu'un désir : les consoler en leur promettant qu'ils se reverront bientôt. Il va leur préparer une place dans la maison de son Père, où il y aura des demeures pour tout le monde. Et puis, « je reviendrai et vous prendrez avec moi, si bien que là où je suis, vous serez aussi ». Quelle promesse si simple, mais si pleine de délicatesse !
Jésus leur rappelle alors qu'ils connaissent le chemin pour aller où il va, c'est-à-dire vers son Père.
Après Thomas, c'est Philippe qui met les pieds dans le plat : il demande « Montre-nous le Père. »
On devine la déception de Jésus : comment peux-tu dire cela ? Je suis avec vous depuis si longtemps et tu ne me connais pas ? Tu ne crois donc pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même, mais c'est le Père qui demeure en moi et qui accomplit ses propres oeuvres. »
Demeurer avec Jésus et demeurer avec le Père, c'est tout un
Jean l'illustre au chapitre 15, bouleversant et sublime. On y compte douze fois le terme demeurer.
C'est l'image de la vigne qui sert de support pour illustrer la relation entre le Père, le Fils et les disciples. Jésus est la vigne, le Père est le vigneron qui en prend soin et les disciples sont les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance. Quoi de plus intimement lié que la vigne et ses sarments ? La sève, la vie y circulent. Le sarment porte du fruit quand il est sainement relié au pied de vigne, comme Jésus porte du fruit parce qu'il est relié au Père. Entre le Père, Jésus et ses disciples, la vie circule en abondance. C'est bien d'amour circulant qu'il s'agit. « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour ». Comme le Fils demeure dans le Père, les disciples demeurent en Jésus et donc aussi dans le Père. Nous sommes associés à la danse trinitaire de l'Amour, dont parlait Jean Lafrance dans ses retraites.
Et cette invitation : demeurez en moi, comme je demeure en vous. Quoi de plus fort que de demeurer dans celui ou celle que l'on aime dans une forme spirituelle de l'étreinte amoureuse ?
Demeurer pour laisser s'écouler en soi la vie et l'amour de l'autre. Dans une réciprocité trinitaire :
« Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme en conservant les commandements de mon Père, je demeure dans son amour.
Se peut-il qu'un Dieu offre une telle communion, une telle réciprocité à des humains ? Mais pour que cela s'accomplisse, il faudra que le Fils « glorifie » le Père dans l'abandon total.
Tout comme il n'a jamais quitté son Père, Jésus désire ne jamais quitter ses amis. Quelle promesse ! Avant de « partir », Jésus supplie son Père pour que cette « unité de demeure » ne soit jamais rompue : que nous soyons un! « Et moi je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, pour qu'ils parviennent à l'unité parfaite, pour qu'ainsi le monde puisse connaître que c'est toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé. Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m'as donné soient eux aussi avec moi... »
Mais comment ferons-nous pour demeurer ainsi avec lui et avec le Père ? Jésus nous a laissé un testament de conseils.
Si nous voulons ne pas demeurer dans les ténèbres, il faudra croire en Lui qui est lumière. Et croire en Lui comme il a cru dans le Père. Il nous faudra vivre le commandement essentiel : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » et je l'aimerai et me manifesterai en lui.
Il nous faudra sans cesse nous nourrir de sa Parole : « Si vous demeurez fidèles à ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. » Et encore : si quelqu'un m'aime, il restera fidèle à ma parole, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui... »
Manger pour demeurer
Il nous faudra aussi, sans cesse, nous nourrir de la substance même du Christ Jésus : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi, et moi je demeure en lui ».
Avec ce verset, la boucle de la grande Histoire sainte est bouclée : c'est la dévoration de l'Autre qui avait provoqué la chute, c'est la manducation de la substance du Christ qui instaurera le salut.
Quel mystère ! Dieu, en Jésus incarné, prendrait ainsi en compte le besoin de dévoration qui habite tout amour. Mais ce n'est plus la même dévoration ! Au « paradis », la dévoration inspirée par le serpent visait à s'approprier la puissance de l'autre pour la posséder ; elle était négation de l'Altérité de Dieu. Avec Jésus, il ne s'agit ni d'un vol, ni d'un viol, mais d'un don au summum de la vulnérabilité de son amour. Il ne dévore pas, il se laisse dévorer.
Qui n'a pas fait l'expérience de ces deux façons d'aimer ? Qui n'a pas rencontré sur les chemins de sa vie des personnes qui dévorent l'autre, qui l'épuisent en se nourrissant de sa propre substance. Et d'autres, qui se mettent à votre « service » au point de se laisser « transformer » pour mieux répondre aux attentes de l'autre, sans pour autant perdre leur propre substance.
En donnant son Corps – c'est-à-dire sa réalité dans tout son poids d'humanité et de divinité – à manger, Jésus, le « nouvel Adam », nous délivre de cette forme instinctive et possessive de dévoration, et nous invite à entrer dans sa logique de don total de sa propre vie, dans sa façon d'aimer et de se laisser aimer, en faisant non pas sa volonté, mais celle de son Père.
En se donnant à manger, Jésus le Christ nous ouvre le chemin vers la Demeure qu'il habite avec le Père.
Monique Hébrard
Editions DDB 2013