LE CELIBAT :" L'Eglise a largement contribué à fausser le sens du célibat choisi ou non choisi. " *Sœur Evangéline
Il est tout à fait clair, dans l'histoire de l'humanité et du salut, que le couple a un rôle déterminant. La procession d'entrée dans l'arche, M. et M me Noé en tête, a dû être magnifique! Et la question qui se pose d'emblée face à des hommes ou des femmes célibataires est toujours de savoir s'ils vivent vraiment leur «humanitude» ou s'ils se situent dans l'infrahumain. Cette question étreint le cœur d'un certain nombre d'hommes et de femmes qui éprouvent leur célibat comme un mal subi et que le regard de leur environnement, fût-il d'Eglise, n'aide pas à éclairer.
L'Eglise a largement contribué à fausser le sens du célibat choisi ou non choisi. Le célibat monastique est devenu, dès le haut Moyen Age, un état de perfection, proclamé tel, par l'Eglise. Cela s'est doublé d'une théologie du péché lié au corps et à la sexualité dont nous ne sommes pas encore complètement guéris. Au XI e siècle, en Occident, l'obligation du célibat clérical s'est ajoutée, avec une réflexion sur le sacré, le pur et l'impur, assez éloignée de la grâce et de la liberté évangélique. La critique de Luther, dans son Jugement sur les vœux monastiques , et sa réhabilitation du mariage sont pertinentes.
Quant aux célibataires de nos paroisses, qui n'ont pas choisi cet état de vie, ils sont souvent mis à contribution, pour ne pas dire plus, sans réel accompagnement spirituel et humain, qui leur permettrait de faire du sens à partir de ce qui, pour eux, n'en a pas a priori . Amertume et culpabilité se développent et les sollicitations de services y trouvent un écho, mais un écho souvent ambigu auquel il faudrait porter attention. Toutefois, le fait de vivre seul, sans liens familiaux, apparaît beaucoup moins — on peut même dire n'apparaît plus — comme un échec, aujourd'hui, tant les modalités des liens interpersonnels ont évolué.
Il nous est très naturel de désirer être aimés et, nous dit le Cantique des cantiques, «l'amour est fort comme la mort» 9 . Le tout de notre vie affective et sexuelle se joue là: dans ce besoin profond d'être aimés et d'aimer, et dans ce constat que l'amour est, bel et bien, moteur de vie humaine. Face à la mort, à notre finitude humaine, il y a, il n'y a que l'amour, menacé lui aussi par la mort, mais rédimé, transfiguré déjà, en Christ. Eros , agapè , thanatos , ne sont pas dissociables. Il est déjà précieux d'en avoir conscience.
A) Célibat et Evangile
Il n'y a qu'une seule parole de Jésus sur le célibat. Elle nous est rapportée par Matthieu 19.12. «Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère; il y en a qui le sont devenus par les hommes; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne.» Elle s'inscrit dans un dialogue entre les pharisiens et Jésus, autour de la question: peut-on répudier sa femme pour n'importe quel motif? C'est l'occasion pour Jésus de situer l'union de l'homme et de la femme non seulement dans l'ordre de la création et de la nature, mais aussi dans l'ordre de la liberté et de la volonté, donc de la responsabilité: «L'homme quittera… il s'attachera.» 10 Puis vient la remarque, non plus des pharisiens mais des disciples: «Si telle est la condition de l'homme envers la femme (c'est-à-dire commettre un adultère, s'il divorce, sauf pour infidélité), il n'est pas avantageux de se marier.» 11 Cette remarque, et la parole sur les eunuques qui va suivre, sont propres à Matthieu. Elles n'existent pas dans le texte parallèle de Marc 10 et les exégètes, même les plus radicaux comme Bultmann, reconnaissent que nous sommes bien là devant un authentique logion de Jésus.
Certains exégètes pensent que Jésus a dit cela à ses disciples pour justifier son propre célibat, qui était une prise de distance par rapport à la tradition juive. Quoi qu'il en soit, le rapprochement par Matthieu des paroles de Jésus sur le mariage et de sa déclaration sur le célibat met en évidence deux choses: la première, c'est que le cœur de l'homme (et de la femme, car il est bien évident qu'il faut aller au-delà de la connotation masculine du texte) est fait pour aimer; la deuxième que, dans le mariage comme dans le célibat, il y a renoncement, c'est-à-dire choix; il faut renoncer à certaines relations ou certains modes de relation avec le risque inhérent à tout choix humain: celui de la fidélité, celui de l'infidélité.
Dans l'ensemble de la péricope de Matthieu, Jésus englobe donc le mariage, les célibats subis et le célibat choisi. Il souligne l'orientation de ce dernier: «en vue du royaume des cieux». Je cite notre Règle de Reuilly au chapitre «Célibat»:
«Silencieusement, l'appel au célibat ouvre une porte sur le mystère du royaume à venir. Les générations auront pris fin et tout être vivant aimera Dieu en plénitude.» 12
Cet accent eschatologique a été très prononcé dans les premières décennies de l'Eglise. Les premières vierges, les premiers ascètes, comme on les nommait alors, attendaient avec ferveur le retour du Christ. Les générations pouvaient prendre fin. L'apôtre Paul est dans cette ligne, lorsqu'il écrit aux Corinthiens, avec une sagesse remarquable d'ailleurs (1 Co 1.7). Il semble toutefois qu'il n'ait pas eu connaissance du logion de Jésus rapporté par Matthieu. Sinon, il l'aurait certainement cité. Ce qui lui est cher, pour lui-même et ses Eglises, c'est que les croyants aient un cœur sans partage et qu'ils soient tout entiers au Seigneur. Il amorce, dans ses épîtres, une théologie du corps fort intéressante: «Je vous exhorte, frères, à offrir vos corps…» (Rm 12.1); le corps est pour le Seigneur, «il est le temple du Saint-Esprit» (1 Co 6.19-20). Paul nous dit donc que l'incarnation, ce monde, est bien le lieu de notre rencontre avec Dieu.
B) Pourquoi choisit-on le célibat?
Parfois, l'appel à suivre le Christ dans une certaine radicalité se manifeste, d'abord, par l'attrait de la prière, d'une rupture avec un certain style de vie sociale. Le sens du célibat, lié à cette radicalité, se découvrira alors progressivement, comme l'amour grandit avec la connaissance de l'être aimé. Nous croyons que ce chemin de vie peut vraiment être une façon d'aimer. Là, comme dans un couple, aimer s'apprend, aimer est un parcours.
Ce sera, d'abord, se recevoir soi-même et se recevoir dans un corps, qui est fait pour la relation. Le corps n'est pas le siège du péché. Le siège du péché est le cœur de l'homme. C'est dans mon corps que je vais éprouver l'amour de Dieu, comme l'amour humain, comme l'amitié humaine. Ce corps, je choisis un jour de le donner à celui qui m'a attirée à lui 13 , qui m'a séduite. Que je fasse ce choix dans la virginité de ma jeunesse ou que je le fasse après l'expérience d'un compagnonnage, je dis par là que je n'offrirai plus mon corps à un autre. Quitter pour s'attacher. Mais l'appel mystérieux du Christ nous fait changer de plan («comprenne qui pourra»). Le Bien-Aimé est un corps glorieux qui m'échappe complètement. «Ne me touche pas», dit Jésus à Marie-Madeleine 14 . Je quitte donc une certaine manière d'être au monde.
Des liens vont se tisser avec les autres membres de la communauté. Car l'appel au célibat demeure un appel à la communion, un appel à faire corps. La communauté ne va pas combler ma solitude. Ce n'est pas son but. Mais, si elle est chaleureuse, simple, vivante, elle va m'aider à devenir heureuse, à devenir unifiée, monos , moine/moniale, cœur sans partage.
Pourtant, l'expérience de l'incomplitude, de la solitude, du vide est inhérente au parcours. Le corps parle. Le second chapitre que notre Règle consacre au célibat le dit avec réalisme:
«Lorsque tu verras les pêchers en fleurs crier de joie sous le ciel et les jeunes bêtes gambader dans le matin, lorsque tu verras l'enfant s'enfouir au cœur de sa mère et que tu seras là, toi, seule, reçois cette puissance de vie et sois sans crainte. Tu es le grain semé en terre. Débordant de promesse, il portera fruit. Cinquante? Cent? Davantage? Enfonce-toi au sol de Dieu et lui te subviendra.» 15
De ces mouvements de l'être, Dieu n'a pas honte, car il nous rejoint toujours dans notre humanité, dans nos blessures. Il se peut même que nos blessures deviennent ses portes d'entrée. Et le centuple surgit là où la perte est transfigurée par un amour que je chercherai toujours à retrouver.
Néanmoins, malgré ce recentrement sur le choix initial, la tentation et le combat ne sont pas épargnés. Il y a des seuils à franchir: 30 ans, 40 ans, 50 ans. Je ne vais pas m'inscrire dans l'histoire par une famille et par une descendance. Je ne serai ancêtre pour personne selon la chair. Mon affectivité devra se jouer autrement que dans une relation charnelle. La fécondité de ma vie de femme sera appelée à se réaliser et à se déchiffrer dans celle de ma communauté et de son projet global, de sa créativité à laquelle je participe.
Personne n'est à l'abri de la tentation, celle de la possessivité, de la dépression (les anciens parlaient de l'acédie, la perte du goût), du durcissement, du repliement sur soi, des excès de nourriture, des excès de paroles, des exigences par lesquelles on compense des manques.
C) Liberté et chasteté
Chaque visage de la tentation vient me dire à sa manière que je ne suis pas encore libre, moi qui suis appelée à la liberté. Quelqu'un m'a fait remarquer un jour que la chasteté est la forme corporelle de la liberté. Vivre, dans la liberté, le rapport à celle/celui qui n'est pas moi. En ce sens, la chasteté est cette attitude et ce regard qui me permettent de rester dans le régime du don et non d'être dans celui de l'esclavage, quel que soit mon état de vie.
«Pour former en toi ce cœur chaste en même temps que fraternel, dit encore notre Règle , ne suffiront ni l'équilibre humain, ni le service le plus radical.» 16
Il faut non seulement ne pas fuir, mais courageusement et humblement descendre dans son cœur profond, écouter ce qui s'y dit à l'ombre de l'Esprit et repartir du commencement: Christ. C'est là que notre intelligence et notre volonté se retremperont pour une juste ascèse, un rapport juste à moi-même et à autrui.
La tentation est toujours, tentation de rompre une fidélité, une fidélité au projet de vie que j'ai choisi ou auquel j'ai décidé de consentir. Il faut alors laisser la Parole de Dieu descendre dans le cœur et y accomplir son œuvre pascale, de mort et de résurrection, de séparation en vue d'une communion retrouvée. Nous avons la liberté d'être à Dieu et c'est cela qu'il faut défendre contre le tentateur.
Notre sexualité est souvent un lieu de lutte solitaire, que nous soyons célibataires ou mariés. Et il ne faut pas oublier celles et ceux qui se sentent divisés en eux-mêmes, jusque dans leur sexualité. Il faut pouvoir en parler à des cœurs amicaux et bienveillants, car nous ne sommes pas appelés à nous comporter comme des stoïciens, mais comme des sœurs et des frères pour lesquels Christ est mort. Il s'agit pour chacun de nous de grandir dans une intégrité du cœur et de nous donner les uns aux autres du courage pour y parvenir. Il s'agit non de tuer le désir, mais de l'orienter pour aller à Dieu avec toute notre puissance de vie, ce Dieu qui, bien que le Tout Autre, habite les profondeurs de nous-mêmes et nous dit, si nous savons faire silence: tu n'es pas seul. Cet accompagnement, nous avons à nous l'offrir dans nos communautés, ou à l'extérieur de nos communautés, selon les besoins qui se font jour, selon l'histoire personnelle de chacun(e), déjà déchiffrée avec une sœur, un frère, dans la confiance qui permet l'ouverture du cœur.
La chasteté est, en fait, une libération de la tentation de nous faire nous-mêmes Dieu et de posséder les autres. Elle est un autre nom du respect: une certaine prise de distance, en dehors de laquelle nous ne pouvons pas même voir que l'autre existe. Sans le respect, nous ne pouvons ni exister ni aimer. «Honorer tous les hommes» 17 , écrit l'apôtre Pierre.
Cette formation au respect, à la chasteté, à la distance juste, seule l'habitude de la méditation, de la réflexion priante nous la rendra possible. Elle nous empêchera de dévier dans le non-humain où celles et ceux qui nous approchent ne retrouveraient plus leur propre réalité humaine. Honorer tous les hommes, c'est parvenir à ce que le regard que je pose sur autrui s'apparente au regard d'espérance que Dieu pose sur lui. «Ce que nous serons n'a pas encore été manifesté.» (1 Jn 3.2)
Conclusion
La maîtrise de soi est un fruit de l'Esprit mais Luther a raison, dans son commentaire de Galates 5, de souligner à plusieurs reprises qu'on ne peut se référer à l'Esprit sans se placer sous le régime de la liberté et de l'amour. «Ce n'est pas d'une liberté politique et charnelle dont Dieu nous a fait don. C'est théologiquement et spirituellement qu'il nous a affranchis, afin que notre conscience soit libre et heureuse.»
Que mon cœur soit libre pour aimer, voilà le propos de la vie et de la vie en Christ. Vivre sa vie dans le célibat n'est pas sortir de la condition humaine et, par conséquent, n'est pas sortir de la sexualité, d'autant que ma sexualité ne marque pas seulement la génitalité en moi, mais toute ma personne. Dans le choix que je fais du célibat pour le Royaume, comme femme, je ne cherche plus à séduire. Mais je chercherai à entrer en relation dans la liberté et dans la joie qu'éprouvait «l'ami de l'Epoux» (Jn 3.29). C'est un art de vivre dans lequel, humblement, on se sent toujours apprenti.
*Sœur Evangéline est la prieure de la Communauté des diaconesses de Reuilly.
Patrick Gheysen
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